Le Monde

31 janvier 2003, page 5

 

Des "effets pervers" dénoncés, mais jamais chiffrés

Jean-Michel Bezat

 

Renaud Dutreil , secrétaire d'Etat aux PME, a trouvé une nouvelle signification au sigle ISF : "Incitation à sortir de France". Persuadé que l'impôt de solidarité sur la fortune et le poids global de la fiscalité poussent les entrepreneurs à s'expatrier tout en dissuadant les étrangers d'y investir, le gouvernement souhaite corriger ce qu'il considère comme un frein au développement économique et aux créations d'emplois. Quelles sont les retombées économiques de ce prélèvement, instauré en 1988, qui a rapporté 2,6 milliards d'euros en 2001 ?

 

La droite et le patronat lui attribuent plusieurs "effets pervers". Il obligerait des chefs d'entreprise à verser des dividendes aux actionnaires détenant moins de 25 % du capital (et donc non exonérés) pour qu'ils puissent acquitter l'ISF – même si l'argent était destiné à l'investissement productif. En maintenant ce seuil de détention de 25 % pour échapper à l'ISF, la loi inciterait aussi les patrons de PME à refuser tout appel public à l'épargne pour développer l'entreprise afin de ne pas diluer leur participation et, ainsi, tomber sous le coup de l'ISF. Enfin, au moment d'une transmission, les héritiers seraient tentés de transférer leur patrimoine et d'élire domicile fiscal hors de France pour échapper à cet impôt. Quitte à vendre ensuite leurs parts à des étrangers, ce qui entraînerait une fuite des centres de décision, des équipes de recherche, de l'investissement et des emplois vers des contrées plus accueillantes.

 

Le ministre des finances, Francis Mer – lui-même chef d'entreprise jusqu'à son entrée au gouvernement – défend une réforme de l'ISF, mais confesse ne pas connaître le nombre d'entreprises délocalisées afin d'échapper à l'imposition ou celles qui auraient disparu lors de leur transmission. Notaires et conseillers en gestion de patrimoine certifient, eux, qu'on se presse dans leurs études pour étudier toutes les formules d'exonération possibles.

 

LOBBYING PATRONAL

 

Marc Ladreit de Lacharrière, président de Fimalac, a relancé la polémique en affirmant que l'ISF "oblige chaque année 200 à 300 personnes à émigrer" en raison de son caractère "confiscatoire", notamment quand un patron part en retraite (Le Monde du 25 janvier). Il attribue l'absence de données officielles au fait que, pour Bercy,"elles relèvent d'un secret d'Etat". Depuis plusieurs années, le Medef et les associations de lobbying patronal réclament la suppression de l'ISF, notamment au nom de la défense de l'emploi et des PME patrimoniales.

 

Dans ce combat, ils ont été rejoints par une partie du PS. Un rapport remis à Lionel Jospin en juillet 2001 par Michel Charzat, député (PS) de Paris, plaidait pour une amélioration de l'environnement fiscal des entreprises implantées en France afin d'attirer des cadres étrangers et de maintenir les sièges de grandes sociétés. M. Charzat, comme Didier Migaud, alors rapporteur général du budget à l'Assemblée nationale – et lui aussi proche de Laurent Fabius –, avait proposé, pour "rendre l'ISF plus efficace", de "renforcer son adaptation à l'évolution économique", comme dans la plupart des pays européens. Ses propositions étaient restées lettre morte, le gouvernement et la majorité d'alors n'y voyant qu'une forme de "dumping fiscal".

 

En l'absence de données fiables, certains économistes doutent cependant que l'ISF entraîne une fuite massive des cerveaux et des capitaux. A l'instar de Thomas Piketty, auteur d'un ouvrage de référence (Les Hauts Revenus en France au XXe siècle, Grasset, 2001), qui notait, mercredi dans Libération, que l'"on n'observe pas d'hémorragie évidente"depuis l'instauration de cet impôt, percevant "beaucoup d'idéologie"derrière ces affirmations.

 

Jean-Michel Bezat