Le Monde

28 mars 1998, page 15

 

HORIZONS - ANALYSES

Peut-on baisser le coût du travail tout en réduisant sa durée ?

 

BEZAT JEAN MICHEL

 

LA CROISSANCE est de retour et, avec elle, une question récurrente : faut-il affecter une partie de ses dividendes à la politique de l'emploi, et notamment à une nouvelle baisse des charges sociales pesant sur les salaires ? Le sujet ne fait pas débat au sein de la droite, acquise depuis longtemps à l'idée que le coût du travail, trop élevé en France, est l'un des principaux freins à l'embauche; il n'est plus tabou à gauche, où un début de consensus émerge désormais pour reconnaître que les emplois peu qualifiés doivent bénéficier d'un traitement particulier. Et si, en matière de lutte contre le chômage, tout le monde entrait peu à peu dans le "cercle de la raison" ?...

 

Comme sur d'autres dossiers sociaux importants (maîtrise des dépenses de santé, épargne-retraite, imposition des allocations familiales, etc.), les points de vue se sont rapprochés, ces dernières années, et le débat porte moins sur le principe des réformes que sur la méthode retenue. A gauche comme à droite, on est persuadé qu'une politique de soutien à la croissance est indispensable, mais qu'il faut aussi jouer sur le double registre de la baisse des charges et de la réduction du temps de travail, même si tout est question de dosage et de ciblage des mesures. On a eu une belle illustration de cette amorce de fertilisation croisée des idées lors du récent débat sur les 35 heures à l'Assemblée nationale.

 

La droite a rejeté le projet de loi sur la baisse du temps de travail, mais elle concède désormais comme le prouve la loi Robien que celle-ci peut être une arme anti-chômage efficace si elle n'est pas imposée aux chefs d'entreprise. La gauche a repoussé la proposition de loi RPR-UDF sur la diminution des charges sociales, présentée fin janvier par l'opposition comme le "projet alternatif" aux 35 heures, mais elle a aussitôt fait voter une baisse supplémentaire de charges en faveur des entreprises à forte main-d'oeuvre et à bas salaires qui passent aux 35 heures.

 

Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, va attaquer le problème par un autre angle. Dans quelques jours, elle annoncera la création d'une mission chargée de lui faire rapidement des propositions sur la refonte des cotisations patronales, et elle envisage de prendre des mesures dès la loi de financement de la Sécurité sociale pour 1999. Objectif : rendre ces prélèvements plus favorables à l'emploi, alors que les entreprises de main-d'oeuvre sont pénalisées par rapport à celles qui dégagent une forte valeur ajoutée. Ce diagnostic est, là encore, partagé par la droite : Alain Juppé avait annoncé le principe de cette réforme dans le cadre de son plan sur la Sécurité sociale, confiant une mission exploratoire à Jean-François Chadelat.

 

UNE RÉFORME "INÉLUCTABLE"

 

Dans un rapport remis en juin à Lionel Jospin, cet expert concluait au caractère "inéluctable" d'une modification de l'assiette des cotisations patronales, tout en recommandant de l'étaler dans le temps. Complément du transfert de la cotisation maladie des salariés sur la CSG, cette réforme importante n'en pose pas moins de redoutables problèmes. Car si elle doit se faire à prélèvements constants, ce sont les secteurs innovants et employant des salariés hautement qualifiés qui risquent de voir leurs charges alourdies, alors que, aux Etats-Unis par exemple, ce sont eux qui ont permis le retour au quasi-plein-emploi. A moins que le gouvernement n'affecte une partie des fruits de la croissance à cette réforme.

 

En attendant, M. Jospin a maintenu l'essentiel des baisses décidées par Edouard Balladur et Alain Juppé en faveur du travail peu qualifié. Avait-il le choix ? Le premier ministre sait que plus le niveau de formation des salariés est bas, plus leur risque est grand d'être au chômage : le progrès technique joue contre eux, et les entreprises se passent plus facilement des travailleurs peu qualifiés que des autres. Il n'ignore pas non plus que la décision des ménages et des entreprises de recourir à ces salariés est largement influencée par leur coût, comme le montre la forte progression des emplois familiaux, ces cinq dernières années. Or le coût des emplois peu qualifiés reste plus élevé en France que dans la plupart des grands pays développés.

 

Dans leur rapport "croissance et chômage", qui a fait récemment l'objet de plusieurs débats au sein du Conseil d'analyse économique, instance de réflexion créée par M. Jospin, Olivier Blanchard (Harvard) et Jean-Paul Fitoussi (OFCE) jugent donc nécessaire de "poursuivre l'effort entrepris par les gouvernements précédents" pour réduire ces coûts salariaux, et ils plaident pour une nouvelle étape dans la baisse des cotisations, susceptible d'entraîner une hausse immédiate du pouvoir d'achat, un raffermissement de la croissance et un recul du chômage. L'enchaînement serait-il aussi vertueux, et la baisse des charges porteuse d'emplois supplémentaires ?

 

PROFONDE AMBIGUITÉ

 

Dans une note de la Fondation Saint-Simon (décembre 1997) sur Les Créations d'emplois en France et aux Etats-Unis, un jeune économiste, Thomas Piketty (CNRS), constate, en tout cas, un fort déficit dans deux secteurs à forte main-d'oeuvre peu qualifiée : le commerce de détail et l'hôtellerie-restauration. Sans croire à une transposition mécanique, il a calculé que, si la France y avait le même nombre d'emplois par habitant que les Etats-Unis, "elle compterait 2,8 millions d'emplois supplémentaires". Il en déduit que, pour réduire le chômage de masse, la démarche la plus efficace est d' "abaisser massivement les prélèvements pesant sur le travail peu qualifié et de les transférer sur le travail qualifié et le capital".

 

Le débat n'a pas pour autant disparu, comme en témoigne la controverse naissante entre M. Piketty et deux signataires de l'Appel des économistes pour sortir de la pensée unique. Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice (Lille-I) contestent vigoureusement ces conclusions. Qu'il y ait 70 % d'emplois par habitant de plus qu'en France dans ce secteur s'explique, notamment, par le niveau de vie des Américains, qui achètent "30 % de biens de plus" que les Français, affirment les deux chercheurs. En outre, "on y utilise 22 % d'heures de travail de plus qu'en France pour commercialiser le même panier moyen de produits". Ce supplément d'heures (et de services au client) est rendu possible par des charges plus basses, mais aussi par des rémunérations plus faibles.

 

Les deux économistes doutent qu'une baisse du coût du travail entraîne des créations massives d'emplois dans le commerce. Il pourrait embaucher environ 300 000 personnes, disent-ils, à condition d'affecter la totalité des exonérations de charges à l'emploi. Or il ne l'a pas fait depuis le début des années 90, et malgré les exonérations pour les bas salaires et le temps partiel, le secteur a perdu près de 100 000 emplois durant cette période (sur 3 millions). L'idée qu'une baisse des charges profite à l'emploi fait pourtant son chemin : les Français l'ont acceptée; les critiques sur les "cadeaux aux patrons" coupables d'empocher des aides sans créer d'emplois rencontrent moins d'échos; la CGT et le PCF reconnaissent eux-mêmes qu'il faut parfois soutenir les entreprises de main-d'oeuvre.

 

La politique de gauche reste toutefois marquée par une profonde ambiguïté. Mme Aubry a beau affirmer que baisse des charges et réduction de la durée du travail "ne sont pas incompatibles", il reste à prouver que les 35 heures n'alourdiront pas le coût des emplois. En dépit des aides versées par l'Etat, une hypothèque pèse sur les secteurs et les entreprises qui ne pourront pas financer cette réforme par la modération salariale, de forts gains de productivité et un réaménagement des horaires. Les bénéfices de l'allègement du coût du travail seraient alors annulés... par l'effet des 35 heures.

 

JEAN-MICHEL BEZAT