Le Monde

29 novembre 1997, page 7

 

Le commerce et l'hôtellerie créent peu d'emplois

 

LEMAITRE FREDERIC

 

CHAQUE MOIS, les statistiques sont impitoyables : alors qu'il entre davantage de demandeurs d'emplois à l'ANPE qu'il n'en sort, le nombre d'emplois créés aux Etats-Unis dépasse d'environ 250 000 le nombre d'emplois détruits. Pour tenter de comprendre ce phénomène, Thomas Piketty, économiste au Cepremap, un laboratoire du CNRS, a décortiqué les créations d'emplois en France et aux Etats-Unis (Le Monde de l'Economie du mardi 25 novembre). Son travail, publié à fois par la Fondation Saint-Simon et la Revue de la CFDT, est éclairant : la différence essentielle provient du faible nombre d'emplois créés en France dans le commerce et l'hôtellerie-restauration.

 

Depuis 1906, le nombre d'emplois en France a progressé d'environ 10 %, passant de 20 à 22,2 millions. Pendant ce temps, le nombre d'actifs américains occupés passait de 29 à 126,7 millions, soit une progression de plus de 435 % ! Aujourd'hui, seuls les services se développent et représentent 69 % de l'emploi en France et 73 % aux Etats-Unis. Comparant toutes les activités de services, M. Piketty note que "les principaux écarts entre les structures américaines et françaises sont concentrés dans deux sous-secteurs bien particuliers des services : le commerce et l'hôtellerie-restauration. Ces deux sous-secteurs génèrent plus de 24 % de l'emploi total aux Etats-Unis contre à peine plus de 17 % en France".

 

2,8 MILLIONS D'EMPLOIS SI...

 

Pour ce chercheur, "si la France avait autant d'emplois par habitant dans le commerce et l'hôtellerie-restauration que les Etats-Unis et que les effectifs de tous les autres secteurs restaient inchangés, alors il y aurait plus de 2,8 millions d'emplois supplémentaires en France : 1,8 million dans le commerce et 1 million dans l'hôtellerie-restauration".

 

Comment expliquer le "retard français" ? Par un "poids excessif des prélèvements pesant sur le travail peu qualifié, dont le coût pour l'employeur est, en 1996, supérieur d'environ 40 % à celui des Etats-Unis". Loin de défendre le petit commerce, M. Piketty observe qu'aux Etats-Unis, c'est le "très fort développement des grandes chaînes de magasins spécialisés (...), caractérisés par des services à la clientèle très développés", qui explique le niveau élevé d'emplois dans ce secteur. Selon lui, "il est probable que les grandes surfaces françaises seraient un peu moins vides et les hôtels entièrement automatisés un peu moins nombreux si le coût du travail correspondant était moins élevé".

 

Récusant la thèse de la "logique de l'honneur" qui expliquerait notre refus de se faire servir, Thomas Piketty note que "la part des services domestiques dans l'emploi total est trois fois plus élevée en France qu'aux Etats-Unis". Faisant référence aux déductions fiscales pour les emplois à domicile et à l'allocation pour garde d'enfants à domicile, le chercheur note que "quand un pays fait le choix d'encourager financièrement ses ménages qui en ont les moyens à embaucher des employés de maison, les ménages concernés n'hésitent pas à avoir recours à ces services au grand jour".

 

UNE AUTRE PRIORITÉ BUDGÉTAIRE

 

Si Martine Aubry ne peut qu'être d'accord avec cette partie de la démonstration, Thomas Piketty se montre sévère sur les emplois-jeunes dans le secteur public. "Les emplois publics de l'avenir ne sont pas des emplois payés au SMIC et réservés aux jeunes les moins qualifiés, mais sont dans l'enseignement supérieur et la santé et seront pour l'essentiel des emplois hautement qualifiés."

 

Notant que la France compte une proportion plus élevée que les Etats-Unis de services aux entreprises à haute qualification, Thomas Piketty conclut que "si l'on souhaite effectivement créer des emplois, la priorité budgétaire aujourd'hui en France n'est pas d'exonérer les stock-options des cadres hyper-qualifiés ou d'aménager le régime fiscal des PME innovantes mais bien plutôt d'abaisser massivement les prélèvements pesant sur le travail peu qualifié et de les transférer sur le travail qualifié et le capital". Le récent débat autour du plafonnement des allocations familiales montre que les Français n'y sont pas prêts.

 

FREDERIC LEMAITRE