Le Monde
22 octobre
1996, page 1
HORIZONS -
ANALYSES
L'audace
raisonnée des 20-35 ans
WEILL
NICOLAS
COMMENT la
tranche d'âge des 20-35 ans, que le Forum RéGénérations, organisé les 18, 19 et
20 octobre par la municipalité de Grenoble, la revue Esprit, la Fondation
Saint-Simon et Le Monde, a tenté de rencontrer et d'écouter, aborde-t-elle
aujourd'hui les questions et les angoisses de la société tout entière ?
Va-t-elle reprendre à son compte le langage d'une extrême gauche critique en
pleine reconstitution, qui a substitué au volontarisme contestataire des années
70 ( "Une seule solution : la révolution !") le ton apocalyptique du
"Tout va mal" ? Ou est-elle en mesure de recevoir, et pas seulement
de façon passive, un discours qui parle d'aménagement, de réformes, d'
"allègement des souffrances" sur des sujets aussi divers que la
mondialisation, le creusement des inégalités, l'immigration, l'avenir du cinéma
ou du roman ?
Ce coup de
sonde aura permis de mettre en pleine lumière, parmi des intervenants (près de
deux cents) proches pour la plupart du Parti socialiste et de la gauche non
communiste, l'existence d'une génération de militants et d'intellectuels sans
complexe vis-à-vis de leur engagement dans la vie publique, même si celui-ci ne
revêt plus les formes d'autrefois. En somme, après l'utopie révolutionnaire de
la génération 68 et l'individualisme forcené des années 80, une frange de la
jeunesse est peut-être en train d'effectuer son retour dans la cité sur le mode
de l'implication responsable (voir Le Monde du 15 octobre).
Les 20-35
ans manifestent en tout cas un certain désir d'action collective (75 % des
20-24 ans le revendiquaient, selon un sondage BVA effectué à l'occasion du
Forum et commenté dans Le Monde du 18 octobre). Certes, cet engouement a plutôt
tendance à s'orienter vers les activités non formalisées (loisirs, sorties) que
vers le militantisme. Certes, la traduction politique de cette envie d'action
reste difficile. Il était ainsi frappant de constater comment, à Grenoble, les
tables rondes portant sur les sujets les plus politiques produisaient à la fois
les tensions les plus fortes entre les orateurs et la salle, et la désaffection
la plus claire, sitôt que d'autres sujets, sur la vie privée par exemple ou le
couple, entraient en concurrence.
Globalement,
il ressort que, pour cette génération, la vie privée demeure un refuge et une
valeur forte face à une vie sociale où règnent la précarité et le risque du
chômage. Pourtant, les 20-35 ans n'entendent pas non plus laisser aux experts
l'exclusivité du débat public.
Il est vrai,
de l'aveu même d'un des intervenants, Guillaume Soulez, que la figure du
"jeune livreur de pizza", ballotté entre petits boulots et couloirs
d'accès de plus en plus longs vers l'embauche définitive, brillait par son
absence, tandis que les membres d'associations ou de partis et les étudiants de
l'Institut d'études politiques de Grenoble étaient surreprésentés.
En revanche,
les difficultés de la socialisation des 20-35 ans ont été souvent évoquées.
Celles-ci sont d'autant plus grandes, a souligné notre collaborateur Gérard
Courtois, qu'à la différence des jeunes de la guerre d'Algérie ou de mai 68,
ceux des années 90 ont de la peine à se définir autour d'un événement
fondateur, voire à se rassembler en rejetant une légitimité antérieure. Le sens
même de l'événement semble avoir été perdu. Ce sont des processus de long
terme, comme le sida ou la crise, plutôt que la guerre du Golfe ou la chute du
mur de Berlin, qui créent une conscience partagée chez les 20-35 ans.
LE PASSÉ
ABSENT
L'histoire
ou le passé sont de grands absents. Il était, par exemple, étonnant de voir des
jeunes écrivains parler du roman sans se soucier du travail critique théorique
ou déconstructif effectué par leurs aînés (ou leurs parents) sur les formes
littéraires dans lesquelles ils s'expriment. En outre, à l' "ère du
soupçon", typique des années 60 ou 70, semble avoir succédé une peur quasi
obsessionnelle de la manipulation politique ou médiatique.
En dépit des
zones d'ombres qu'elle affronte, c'est aussi dans sa volonté d'écouter et
d'élaborer des solutions raisonnables ou rationnelles aussi peu spectaculaires
soient-elle que cette génération se distingue des générations
"cyniques" ou " morales" qui l'ont précédée. L'appel de
Jean-Paul Fitoussi à une solidarité par intérêt sur le modèle du plan Marshall
ne provoque pas de protestation. Pas plus que le diagnostic d'un jeune
économiste de vingt-cinq ans, Thomas Piketty, qui soutient l'idée, peu payante
électoralement pour la gauche socialiste, selon laquelle l'inégalité passerait
désormais à l'intérieur du salariat et non plus entre le capital et le travail.
Même audace
raisonnée sur des thèmes "sensibles" : quand un orateur du Gisti
(Groupe d'information et de soutien des travailleurs immigrés) plaide pour une
ouverture des frontières évitant à la fois le travail clandestin, avec les
risques de régression sociale qu'il fait courir aux Français, et la fuite des
cerveaux du tiers-monde. Même souci, de la part de Lucile Schmid, chargée
autrefois de l'aide économique à l'ambassade de France à Alger, d'ouvrir un
débat public sur l'immigration afin de trouver une voie moyenne entre une libre
circulation totale et la fermeture de l'Europe de Schengen.
Bien des
valeurs qui autrefois faisaient l'objet de débats passionnés passent désormais
pour des acquis (la démocratie, l'Etat considéré comme un redistributeur plutôt
qu'un oppresseur... Cependant, ce consensus apparent ne saurait masquer
l'incertitude profonde qui marque cette génération. Née après 1974, elle n'a
rien connu des "trente glorieuses" et tout d'une crise indéfiniment
prolongée. A la valorisation des différences de jadis ont succédé les peurs
provoquées par un modèle américain à la fois envahissant et caricaturé.
LES FILLES
DU FÉMINISME
L'opposition
entre communautarisme et universalisme était dans beaucoup d'esprits. Les
"filles du féminisme" (titre de l'une des tables rondes) vont-elles,
comme on l'entend parfois aux Etats-Unis, remettre en cause des droits de
l'homme réduits à l'état de contrat sexuel pure duperie profitant exclusivement
aux "mâles blancs d'âge mûr" ? L'usage politique de l'humanitaire,
tel qu'il a eu cours depuis une quinzaine d'années, a dit Rony Brauman,
n'aboutit-il pas à se faire du monde une image exclusivement douloureuse et de
ses habitants un peuple de victimes discours lui aussi gros de repli
identitaire ? Les homosexuels vont-ils se constituer en "tribu"
uniquement soucieuse des siens ou en force de proposition intéressant
l'ensemble de la société, comme c'est le cas pour le contrat d'union sociale
demandé par les associations de lutte contre le sida ?
Sur ces
crises qui viennent, à la fois morales, intellectuelles et politiques, la
génération montante a déjà à se prononcer. Reste à espérer que le sens nouveau
des médiations et de l'ajustement qui est le sien, l'intérêt parfois confus
dont elle témoigne pour une vie dans la cité de plus en plus complexe,
l'aideront à les résoudre.
NICOLAS
WEILL