Libération
Lundi 29 novembre 1999, page 8

REBONDS
Economiques. Tout ou rien?

PIKETTY Thomas

A écouter les leaders du "centre gauche" réunis dimanche 21 novembre à Florence, on a l'impression qu'il n'existe pas de demi-mesure en politique. A peine a-t-elle abandonné l'idée que les nationalisations permettaient de régler les problèmes, voilà que la gauche semble également renoncer à toute autre forme d'intervention publique dans la vie économique! Pour une majorité des leaders présents à Florence, l'abandon de la référence aux nationalisations est de fait extrêmement récent: Tony Blair vient à peine de supprimer de la charte du Parti travailliste l'objectif d'appropriation collective des moyens de production; pour Lionel Jospin et les socialistes français, le programme de 1981, dont les nationalisations constituaient l'élément central, est encore très proche; quant à Massimo D'Alema, qui ne jure maintenant que par le "centre gauche", il était encore il y a quelques années à la tête du Parti communiste...

On ne peut que se féliciter de cette évolution: comme le disait récemment un conseiller de Tony Blair, le fait d'adjoindre au traditionnel libéralisme politique de la gauche une certaine acceptation du libéralisme économique ne constitue en quelque sorte qu'une "unification de la gauche". Mais toute la question est de savoir par quoi faut-il remplacer les nationalisations. Aujourd'hui, un des obstacles majeurs à la capacité de redistribution des Etats provient de la sous-taxation des revenus du capital, sous toutes leurs formes. Et si l'on exagère les contraintes liées à la mobilité des capitaux et des "supercadres", il reste que certaines actions ne peuvent être menées de façon efficace qu'au niveau international. Alors, pourquoi les leaders réunis à Florence, ou à Paris quelques semaines plus tôt, n'ont-ils rien annoncé de concret sur ces questions? L'idée qu'ils n'auraient pu faire face à la réaction hostile des "marchés" ne tient pas. Il ne s'agit en aucune façon d'exproprier les capitalistes: il s'agit simplement de faire en sorte que les revenus du capital paient leur juste part d'une dépense publique et d'une redistribution rénovées et modernes, et en particulier paient au moins autant que les revenus du travail, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. Qu'auraient pu faire les "marchés" si les chefs de gouvernement des pays les plus riches de la planète avaient annoncé une série de mesures fortes allant dans ce sens, comme par exemple la création d'une "taxe Tobin" sur les transactions financières et l'institution d'un taux minimal d'imposition des bénéfices des sociétés et des revenus de l'épargne? En fait, dans la plupart des pays, les marchés financiers préféreront toujours voir le centre gauche rester au pouvoir, y compris après de telles mesures, tant ils craignent les dérives nationalistes, protectionnistes et antilibérales de la droite. Une autre explication pour l'inaction des leaders du centre gauche est peut-être que certaines de ces propositions, comme par exemple la taxe Tobin, sont également soutenues par l'extrême gauche, qui, non contente de prétendre qu'elles rapporteraient suffisamment d'argent pour abolir instantanément la pauvreté dans le monde, les accompagne d'une dénonciation systématique du libéralisme économique, auquel il suffirait de renoncer pour assurer le bonheur des peuples et mettre en place la justice sociale sur terre. Mais rien n'interdit au centre gauche de reprendre à son compte les propositions intelligentes de l'extrême gauche, quand elles existent. Malheureusement, il est sans doute plus confortable de se satisfaire de la dénonciation de la "vieille gauche", ou encore, comme en France, de la flatter à peu de frais à l'aide de mesures mythiques de "progrès social" comme les 35 heures et de quelques morceaux de démagogie antiaméricaine, comme vient encore de le faire Claude Allègre dans une interview récente.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.