Libération
Lundi 29 janvier 2003, page 4

Thomas Piketty, économiste, analyse les effets de l’ISF
 « On n’observe pas d’hémorragie »

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est l'auteur des Hauts Revenus en France au XXe siècle (Grasset, 2001).

Le gouvernement et la majorité assurent que l'ISF pousserait à l'émigration des cadres, des patrons et à la délocalisation des entreprises. Qu'en est-il ?

Il y a beaucoup d’idéologie dans cette question. Et pas d’études sérieuses pour y répondre. Si l’on suit le nombre de contribuables assujettis à l’ISF, il a cru de 130.000 au début des années 90 à 250.000 aujourd’hui. Les patrimoines, parallèlement, ont aussi augmenté. Celui des 3000 plus forts contribuables est passé sur la décennie de 12 millions d’euros à près de 20 millions. Une progression de plus de 50%, très supérieure à l’inflation, et que l’on constate dans toutes les tranches. Peut-être la progression aurait-elle été encore plus forte sans les délocalisations. Mais cela demande à être démontré. Dans tous les cas, on n’observe pas d’hémorragie évidente de l’assiette de l’ISF. Au-delà de quelques anecdotes individuelles, les capitaux ne fuient pas massivement par l’Eurostar. Il y a en fait un déficit d’information et une très grande opacité de l’administration fiscale sur ce sujet. Si le gouvernement veut légiférer sur l’ISF, il faut d’abord qu’il lance des études et qu’il laisse les chercheurs exploiter les fichiers de déclarations.

 

Selon les mêmes, cet impôt serait aussi antiéconomique…

 

Nous avons connu une époque, avant 1914, de très grande concentration du patrimoine. Cela a cessé, à cause des guerres et de l’apparition de l’impôt sur le revenu et sur les successions. On s’est aperçu alors que ces immenses fortunes n’étaient pas du tout indispensables à la croissance. Que des gens qui ont des idées, réalisent des projets, fassent fortune, c’est bon pour l’économie. Mais les générations suivantes doivent aussi faire leurs preuves, et non pas vivre sur une rente. Dans ce cadre, l’ISF, qui pousse à l’inventivité, au dynamisme, au risque, est raisonnable économiquement. Si on le supprimait, l’effet serait très clair: conjugué à la baisse des tranches supérieures de l’impôt sur le revenu, il représenterait une grosse ristourne d’impôts pour les revenus les plus forts du pays, un très petit nombre de personnes.

 

Certains présentent l’ISF comme un impôt inique, qui, par exemple, frapperait essentiellement les cadres parisiens, du fait de leur patrimoine immobilier. Qui touche-t-il vraiment?

 

L’ISF concerne uniquement les patrimoines supérieurs à 720.000 euros, soit environ 0,7% des foyers fiscaux (250 000 sur 33 millions). Dans les premières tranches de l’ISF, on a effectivement une part importante de ce patrimoine représenté par des biens immobiliers. Mais entre 1 et 2 millions d’euros, les valeurs mobilières (actions, obligations, NDLR) représentent déjà 50% du patrimoine concerné. Ensuite la courbe s’infléchit très rapidement. A 10 millions d’euros de patrimoine, la part des valeurs mobilières atteint 80%. Au delà, cela tend vers les 100%. La tranche la plus élevée, 15 millions et au-delà, imposée à un taux marginal de 1,8%, ne représente plus que des actifs financiers. On se rend compte que la taxation des appartements parisiens n’est qu’une petite partie de l’ISF.

 

Mais avoir un patrimoine ne signifie pas forcément qu’on a des revenus qui permettent de payer l’impôt?

 

Prenons un cas concret. Pour un patrimoine de 1 millions d’euros, l’ISF représente 1500 euros, soit un taux effectif de 0,15%. Ce taux serait encore plus faible si l’on prenait en compte les réductions pour charges de famille, les abattements etc. Un patrimoine rapporte environ 5% par an minimum. Un taux d’ISF de 0,15% représente donc l’équivalent d’un impôt de 3% sur les revenus de ce patrimoine. On peut dire que c’est trop, ou pas assez. Pas que c’est confiscatoire. A 10 millions d’euros, l’ISF représente 1,17% du patrimoine,  soit l’équivalent d’un impôt sur le revenu de 20%, si le rendement du capital frappé atteint 6%, ce qui est peu. Mais si le rendement du capital est plus important, le prélèvement de l’ISF baisse. Le supplément d’impôt représenté par l’ISF est d’une ampleur relative.

 

Mais est-ce utile, on pourrait agir uniquement par le biais de l’impôt sur le revenu?

 

Il faut revenir au principe de l’ISF: il s’agit de lutter contre la concentration stérile des patrimoines, et inciter les personnes qui sont assises sur un patrimoine important, et qui se montrent incapables de le faire fructifier,  à s’en séparer. Au contraire, l’impôt est léger pour les personnes qui gèrent bien leur capital, l’investissent dans des entreprises nouvelles et en obtiennent un rendement élevé.

 

 

Propos recueillis par Hervé Nathan