Libération,
 REBONDS, lundi, 27 février 2006, p. 40

«Economiques»
Successions, la liberté en taxant

PIKETTY Thomas

Passée presque inaperçue en cette période d'actualité chargée, la réforme des successions adoptée la semaine dernière est pourtant riche d'implications concrètes pour des millions de Français. L'objectif des députés est de «simplifier les successions». Il s'agit de mettre fin à des situations inextricables créées par les rigidités anciennes de notre système successoral, et que les évolutions de la société n'ont fait qu'aggraver. La loi prévoit de faciliter les transmissions directes aux petits-enfants, d'adapter les donations au cas des familles recomposées, ou encore de passer de la règle de l'unanimité à celle des deux tiers pour la gestion des indivisions.

On pourrait reprocher au texte d'être trop timoré et de ne proposer que des demi-mesures dans un domaine où un grand dépoussiérage s'impose depuis longtemps. En particulier, l'avancée sur le Pacs est bien timide. Le partenaire survivant disposera d'un droit temporaire de jouissance d'un an sur le logement commun, ce qui est peu par comparaison aux droits habituellement attribués au conjoint survivant, tout du moins lorsqu'il s'agit d'un conjoint légitime et de l'autre sexe. Et il n'est pas interdit de se demander si ce droit au rabais (qui, il est vrai, n'existait même pas lors de la création du Pacs) ne serait pas de nature à éloigner durablement les couples homosexuels du régime commun.

Il reste qu'en se focalisant sur la question de la simplification et des libertés nouvelles, et non pas sur le faux problème des taux d'imposition, cette loi peut contribuer à orienter le débat français dans la bonne direction. Contrairement à une idée fausse mais forcément populaire, le problème de l'impôt successoral n'est pas son niveau. Historiquement, les taux appliqués aux successions en ligne directe ont toujours été relativement légers en France, avec un taux supérieur de 40 % depuis 1983 (il était de 15-20 % dans les années 1960-1970), applicable seulement à la fraction des successions supérieure à environ 2 millions d'euros (par héritier). Concrètement, le jeu des abattements fait que le taux effectif pour un patrimoine d'un million d'euros, niveau atteint par moins de 0,3 % des décès, légué à un conjoint et deux enfants, est aujourd'hui d'à peine 15 %. Il s'agit là de taux relativement faibles en comparaison de ceux appliqués dans de nombreux pays.

Par exemple, on oublie souvent que le taux supérieur de l'impôt successoral américain était de 77 % des années 1940 aux années 1970, et qu'il est de 55 % depuis les années 1980, niveau qui n'a jamais été atteint en France. Et si Bush prévoit de réduire progressivement ce taux de 55 % pour le porter à 0 % d'ici à 2011 (suppression intégrale de la «death tax»), il est peu probable que cette loi pluriannuelle aille à son terme, tant les critiques sont vives aux Etats-Unis, notamment chez les self-made men qui ne veulent pas que leurs enfants se transforment en rentiers. En vérité, le principal problème du système français est son extrême rigidité.

Outre-Atlantique, le principe de liberté s'incarne fiscalement dans la liberté absolue laissée aux individus pour transmettre leur patrimoine comme ils l'entendent : quel que soit le lien entre le donataire et les héritiers, les taux de l'impôt sont les mêmes et, en l'occurrence, relativement élevés pour les gros patrimoines.

En France, c'est tout le contraire : si on a le bon goût de léguer son patrimoine à ses enfants légitimes, et en parts égales, alors l'impôt est léger. Mais si l'on tente de donner quelque chose à une charmante personne rencontrée quelques mois avant le décès, ou encore à un compagnon du même sexe, alors les foudres du fisc s'abattent sur l'impudent : les transmissions en ligne familiale indirecte (frères et soeurs, etc.) et entre non-parents sont taxées au premier franc, avec des taux compris entre 35 % et 55 % suivant les cas. Imprégné d'un mélange de tradition catholique et napoléonienne, notre système successoral n'a probablement jamais été un bon système. Avec l'évolution des moeurs, le vieillissement, etc., il est devenu franchement problématique.

Certes, nous sommes encore très loin d'un système satisfaisant, qui reste d'ailleurs à inventer (la liberté absolue mérite sans doute d'être contrainte quelque peu). Certaines dispositions votées la semaine dernière vont toutefois assez loin dans la direction de la liberté de tester. Par exemple, la possibilité donnée à un héritier de renoncer à sa part de réserve au profit d'un frère ou d'une soeur handicapé, si elle peut sembler anodine, remet assez profondément en cause le sacro-saint principe du partage en parts égales à l'intérieur des fratries, et souligne le caractère liberticide du système antérieur.

Plus généralement, cette orientation permettra peut-être de faire progresser l'idée selon laquelle un bon impôt est un impôt qui rapporte à la puissance publique les moyens nécessaires pour financer les dépenses collectives, qui le fait de façon juste et progressive (éventuellement lourdement progressive), mais surtout qui remplit ces deux objectifs de la façon la moins intrusive possible pour les personnes comme pour les entreprises.

La liberté en taxant, en quelque sorte.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.