Libération, éd. QUOTIDIEN PREMIERE EDITION
REBONDS, lundi 26 novembre 2001, p. 7

«Economiques»
Chevènement le protectionniste

PIKETTY Thomas

«La mondialisation libérale apparaît surtout comme un transfert de revenus des pauvres des pays riches vers les riches des pays pauvres.» Voici donc le diagnostic formulé la semaine dernière par le docteur Chevènement pour justifier ses prises de position nationalistes et protectionnistes (Libération du 19 novembre). Le candidat du MDC reproche en effet à Lionel Jospin et à Pascal Lamy d'avoir trop cédé aux demandes des pays pauvres (et notamment à l'Inde et à ses textiles honnis) lors du sommet de Doha. Il lui faut donc expliquer que l'ouverture commerciale réclamée par ces pays va en réalité contre leur intérêt, ou tout du moins va uniquement dans l'intérêt des «riches des pays pauvres». Au moins Chevènement reconnaît-il au passage que les échanges internationaux sont globalement une bonne chose pour les pays pauvres, ce qui n'est déjà pas si mal (une ligne avant cette malheureuse formule, il annonçait l'exact contraire). Les grands profiteurs de la libéralisation ne sont plus les capitalistes apatrides et autres élites mondialisées des pays riches, ce sont les «riches des pays pauvres».

Mais qui sont donc ces «riches des pays pauvres» qui provoquent l'ire de notre grand républicain? Dans un pays comme l'Inde, le revenu moyen est de l'ordre de 500 dollars par an, 90 % de la population gagne moins de 1 500 dollars par an, et 99 % de la population dispose de moins de 2 500 dollars par an. Passons sur le fait que ce 1 % d'Indiens les moins mal lotis peut difficilement être décrit comme grands exploiteurs de la planète. Du haut de leurs 2 500 dollars de revenu annuel, ils mènent une vie que peu de Français envieraient. Au nom de quoi leur refuserait-on le droit de se développer? De plus et surtout, il n'est pas sérieux de prétendre que seule une fraction aussi faible de la population des pays pauvres bénéficie de l'ouverture aux échanges internationaux. Les industries textiles, que Chevènement n'aime guère, font vivre dans le tiers monde des millions de travailleurs. Les pays asiatiques qui ont définitivement fui la pauvreté grâce à leur stratégie d'intégration au commerce mondial ne ressemblent guère à des sociétés où une petite minorité aurait accaparé tous les bénéfices liés aux échanges, bien au contraire: la Corée, Taiwan, le Japon, etc., figurent parmi les pays les moins inégalitaires au monde. Quant aux subventions aux exportations agricoles, que les responsables européens ont finalement accepté de mettre sur la table de négociations, provoquant ainsi la fureur de l'ex-ministre de l'Intérieur, chacun sait les dégâts qu'elles ont causés dans les pays pauvres. En déversant à des prix plusieurs fois inférieurs aux coûts de production des milliers de tonnes de biens alimentaires dans des pays aux économies fragiles, l'Union européenne et la France ont empêché les productions locales de se développer. Les paysans africains ainsi rayés de la carte doivent-ils considérer qu'ils font partie des «riches des pays pauvres»? José Bové, qui peut difficilement être considéré comme un apôtre intégriste du libre-échange, a jugé bon de dénoncer ce dérapage chevènementiste: peu satisfait de la tentative de récupération dont il faisait l'objet de la part du candidat du MDC, il a précisé que la défense des subventions aux exportations agricoles était à ses yeux «un mauvais combat».

Faut-il en conclure que l'ouverture au commerce mondial permet de résoudre tous les problèmes? Evidemment, non: la formation, la protection sociale, l'impôt progressif, etc., sont plus que jamais nécessaires pour tirer le meilleur parti de la mondialisation. Mais refuser aux pays pauvres le droit de produire et d'échanger, tout en expliquant que tel est leur intérêt, voilà qui est difficilement acceptable.