Libération, éd. QUOTIDIEN PREMIERE EDITION
REBONDS, lundi 22 octobre 2001, p. 11

«Economiques»
Retraites : vive la gauche... américaine

PIKETTY Thomas

La façon dont le gouvernement traite la question des retraites a quelque chose d'assez déconcertant. Surtout si on fait la comparaison avec la stratégie suivie aux Etats-Unis par le Parti démocrate, cette gauche «américaine» si souvent raillée en France. Pendant toute la durée de la présidence Clinton (1992-2000), les démocrates ont eu un seul objectif: utiliser l'argent de la croissance pour transformer le déficit budgétaire en excédent net, de façon à constituer des réserves et à garantir la viabilité à long terme du système public de retraites par répartition, menacé par les visées républicaines.

Ce combat est d'ailleurs toujours en cours. Le président Bush tente actuellement d'exploiter les attentats du 11 septembre pour faire voter les baisses d'impôts que les démocrates lui avaient précédemment refusées. C'est le retour non pas du volontarisme économique, mais de la vieille stratégie inaugurée par Reagan dans les années 1980: plutôt que de s'attaquer de front aux dépenses sociales, on commence par baisser massivement les impôts et par creuser les déficits, de façon à ce que les gouvernements futurs soient contraints de sabrer dans les dépenses. Ce n'est pas un hasard si Joseph Stiglitz, économiste proche des démocrates, a choisi d'organiser dès l'annonce de son prix Nobel, le 10 octobre, une conférence de presse pour dire tout le mal qu'il pensait des baisses d'impôts de Bush. Une semaine plus tôt, Robert Solow, autre prix Nobel, avait également expliqué dans une interview à Libération que les baisses d'impôts de la Maison Blanche étaient inutiles et qu'une relance au moyen de dépenses exceptionnelles (reconstruction de New York, meilleure indemnisation des chômeurs, etc.) serait beaucoup plus efficace pour lutter contre la récession. Ces prises de position très claires contre les baisses d'impôts, fort éloignées de l'union sacrée rêvée par les républicains, montrent à quel point la gauche américaine prend au sérieux le problème de la viabilité à terme des dépenses sociales.

Pendant ce temps, qu'a-t-on fait en France? Dès la première cagnotte venue, on se mit à baisser l'impôt sur le revenu, en expliquant que la gauche ne pourrait gagner les élections sans ce petit supplément d'âme que cette noble décision lui apporterait du côté des classes moyennes très supérieures. Comme il fallait bien faire quelque chose pour les retraites, on eut l'idée de surfer sur la bulle Internet, en ponctionnant lourdement les entreprises télécoms souhaitant disposer de licences UMTS (32 milliards de francs par tête), et en annonçant que ladite ponction irait à un fonds de réserve pour les retraites. Puis la Bourse s'effondra, et on se rendit compte que la réserve en question était tout sauf garantie. A ce stade, mieux valait faire machine arrière, et personne ne reprochera au gouvernement d'avoir décidé la semaine dernière d'officialiser cet échec. Il reste qu'en annonçant subitement que le prix des licences serait divisé par 8 (4 milliards par tête au lieu de 32), et en ajoutant qu'il existait quelques autoroutes du sud de la France que l'on allait privatiser derechef pour remplacer l'argent de l'UMTS, le gouvernement a sérieusement entamé la crédibilité du fonds de réserve pour les retraites. Etait-il bien raisonnable de prétendre garantir les retraites en spéculant sur la plus volatile des bulles financières? Les futurs retraités doivent-ils en conclure qu'il sera toujours possible de sortir d'un chapeau une entreprise à privatiser pour payer les pensions? Au moins cet épisode aura-t-il eu le mérite de montrer qu'une réflexion sérieuse sur l'endettement public et l'avenir des retraites doit commencer par un bilan patrimonial de l'Etat.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.