Libération, n° 7187
REBONDS, lundi 21 juin 2004, p. 40

«Economiques»
Effets de blairisme

PIKETTY Thomas

C 'est en mai 1997 que Tony Blair, sans expérience ministérielle préalable, de même d'ailleurs que Zapatero, Schröder, Clinton ou Prodi (il n'y a qu'en France que l'on s'imagine qu'il faut vingt ans de gouvernement derrière soi pour prétendre à la magistrature suprême), est arrivé au pouvoir, mettant fin à dix-huit années de gouvernement conservateur. Un septennat plus tard, si l'on oublie la piteuse affaire iraquienne (qui finira peut-être par lui coûter son poste), pour se concentrer sur le terrain économique et social, quel bilan peut-on tirer du blairisme «réel» appliqué outre-Manche et de l'onde de choc que la «troisième voie» a provoqué au sein de la social-démocratie européenne ?

L'ambition affichée était considérable. Il s'agissait de proposer une nouvelle synthèse reprenant le meilleur des traditions sociales-démocrates et libérales, rejetant les formes d'interventions traditionnelles attribuées à la «vieille gauche» et réputées inefficaces (notamment le primat accordé à l'action syndicale et à la réglementation corporatiste du marché du travail), et se concentrant sur la mise en place d'un Etat dynamique et moderne fournissant aux citoyens les services dont ils ont besoin, maniant subtilement la mise en concurrence et les subventions publiques pour pallier efficacement les défaillances du marché. Le peuple britannique allait ainsi disposer de l'efficacité et de la justice sociale pour le même prix, et atteindre un niveau de bien-être inégalé. A l'aune de cette ambition, force est de constater que le blairisme est un échec. En un mot : Blair a beaucoup plus parlé qu'il n'a agi. Et quand il a parlé, il a souvent donné l'impression de jeter le bébé avec l'eau du bain, par exemple quand il signa avec Berlusconi un plaidoyer en faveur de la flexibilité absolue.

Conformément à ses engagements, il ne s'est certes pas interdit de relever les impôts pour apaiser l'étranglement financier subi par les services publics sous Thatcher-Major, et il a développé dans certains domaines (par exemple dans les universités) des procédures d'évaluation de la qualité du service rendu dont nous ferions bien de nous inspirer. Mais si l'on examine de près les politiques suivies dans les différents domaines clés (fiscalité, retraites, santé, transports publics, formation, etc.), les dossiers ont en réalité avancé beaucoup plus lentement que ce que l'élan politique initial laissait espérer (quand ils n'ont pas stagné). Un exemple particulièrement frappant est le projet de droits d'inscription universitaires financés par des suppléments d'impôt sur le revenu payés par les ex-étudiants (une fois leurs études terminées, et si le revenu ainsi capitalisé est suffisamment important), que Blair a mis plus de six ans à soumettre au Parlement, avant d'être reçu fraîchement à l'automne dernier par les députés travaillistes, peu satisfaits de la faiblesse de l'engagement de l'Etat en faveur de l'enseignement supérieur.

L'exemple est loin d'être anecdotique, car il touche au coeur des contradictions du modèle blairiste. Malgré les efforts, le système britannique de formation demeure profondément sous-doté et marqué par de très fortes stratifications sociales, héritier d'un système aristocratique dont les Américains se gaussent depuis deux siècles et qui est à l'origine du déclin du Royaume-Uni. C'est ce qui explique la médiocrité persistante de la productivité de la main-d'oeuvre britannique. D'après les dernières statistiques internationales disponibles, que personne ne cherche à contester, le PIB (produit intérieur brut) par heure travaillée est 25 % plus faible en Grande-Bretagne qu'en France ou en Allemagne. C'est uniquement parce que les Britanniques travaillent 25 % plus d'heures que nous qu'ils parviennent à se hisser au même niveau de PIB par habitant. Et le fait que les chômeurs (moins productifs que les actifs) soient plus nombreux en France n'explique qu'une part minoritaire de cet écart (moins d'un tiers). La vérité est que vingt-cinq ans après l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de ses réformes supposées salvatrices, le Royaume-Uni demeure un pays sous-formé et faiblement productif (l'écart de productivité n'a quasiment pas diminué), contraint d'adopter des méthodes de pays pauvre (dumping fiscal et longues heures de travail) pour se hisser au même niveau que les autres.

II serait pourtant erroné de s'en tenir à ce constat d'échec et de rejeter en bloc le message blairiste. Si la «troisième voie» a suscité autant d'attention et si Blair lui-même conserve un tel capital de sympathie dans les opinions européennes (y compris en France), c'est d'abord parce qu'il a su articuler un discours positif et conquérant sur la mondialisation, à l'opposé des discours trop exclusivement défensifs et frileux souvent tenus par les socialistes français. Au lieu de s'appesantir sur les mesures de défense et de protection face au marché, Blair a annoncé aux salariés qu'il allait leur donner les armes nécessaires pour occuper les emplois les plus dynamiques de l'économie mondiale. Il serait d'autant plus absurde pour le PS de rejeter cette approche que la France, grâce notamment à son solide système de formation primaire et secondaire, est en réalité beaucoup mieux placée que la Grande-Bretagne pour accomplir ce programme (par exemple en réformant d'urgence le supérieur).

 

 

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.