Libération
Lundi 14 juin 1999, page 15

REBONDS
Economiques. Blair et Schröder en font trop.

PIKETTY Thomas

Que penser du manifeste pour "une Europe flexible et compétitive" publié mardi par Tony Blair et Gerhard Schröder? Ce document s'appuie sur des exemples de politiques déjà appliquées en Grande-Bretagne et en Allemagne depuis que la "Troisième Voie" et le "Nouveau Centre" y ont pris le pouvoir, mais ne mentionne pas une seule fois les initiatives prises en France par le gouvernement Jospin. S'agit-il d'une pure opération de communication, destinée à convaincre les opinions que la social-démocratie moderne mène le bal européen face au socialisme archaïque à la française, alors qu'en réalité, les politiques appliquées seraient les mêmes?

Certes, la rhétorique politique tend à exagérer les désaccords réels. Les socialistes français ont toujours eu plus de mal que les autres à théoriser leur évolution, ce qui ne signifie pas que leurs reniements aient été moins grands. En 1992, les travaillistes anglais tapissaient les murs de Londres de leur intention de relever les taux de l'impôt sur le revenu des contribuables aisés (ce qui de toute évidence a contribué à leur défaite électorale, et les a obligé à attendre 5 années supplémentaires pour revenir au pouvoir, avec un autre discours...). De leur côté, les socialistes français avaient abandonné depuis 1981 toute tentation de revenir sur les baisses d'impôt accordés régulièrement aux revenus élevés par les gouvernements de droite. Sans aucun complexe, ils se lancèrent eux-mêmes dès 1985 dans la baisse du taux de l'impôt sur les bénéfices des sociétés, qui pourtant n'avait pas quitté son niveau de 50% depuis les années 1960, et qu'ils finirent par porter à 33% en 1991-1992.

La rhétorique n'explique pas tout. Blair et Schröder ont un désaccord de fond avec les 35 heures du gouvernement Jospin. Il est faux de dire, comme le font les socialistes français, que tous les pays européens sont engagés dans la même stratégie, "chacun à sa manière". La réduction du temps de travail chez Volkswagen, dans un secteur où la durée du travail est depuis longtemps passée en dessous de 39 heures dans de nombreux pays, n'a rien à voir avec les 35 heures imposées en France dans toutes les entreprises, dans tous les secteurs d'activité et à tous les salariés, politique effectivement assez "archaïque". Mais, de son côté, le manifeste Blair-Schröder cherche tellement à se définir en opposition au "socialisme archaïque" qu'il en devient caricatural, et qu'il rappelle par son zèle de converti le tournant français de 1983. D'un côté, une "vieille gauche" qui ne penserait qu'à augmenter les impôts et les dépenses, et qui ne jurerait que par une opposition stérile entre "salariés" et "patrons". De l'autre, une social-démocratie "moderne", qui devrait à la fois imposer un marché du travail flexible, réduire les dépenses publiques, et baisser tous les impôts: "les taux de l'impôt sur les sociétés", "l'impôt sur le revenu", "les impôts pesant sur les entrepreneurs et sur ceux qui travaillent dur", les "charges sociales sur les emplois à bas salaire", etc. N'est-il pas possible d'expliquer que l'on ne peut pas baisser tous les impôts en même temps, que pour tirer le meilleur parti de l'économie, il faut les baisser là où ils font le plus mal (c'est-à-dire sur le travail peu qualifié), que plus on fera d'effort pour décharger fiscalement le travail peu qualifié, moins il sera nécessaire d'imposer de la flexibilité pour créer des emplois? A trop manier la rhétorique et le conflit identitaire, "archaïques" et "modernes" finissent par créer entre eux des fossés très réels, dont on ne voit pas comment ils pourraient déboucher sur une coopération européenne constructive.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.