Libération
Lundi 11 mai 1998, page 4

REBONDS
Economiques. 30 ans de Smic.

PIKETTY Thomas

Juridiquement, ce n'est qu'en 1970 que le Smic remplace le Smig, avec la mise en place de l'indexation automatique du salaire minimum sur l'évolution du salaire moyen, et non plus seulement sur l'inflation. En réalité, ce sont bien les accords de Grenelle et le mouvement de mai 1968 qui ouvrent une nouvelle phase de son histoire.

A la veille de Mai 68, le pouvoir d'achat du Smig net n'enregistrait qu'une progression d'à peine 25% depuis sa création, en 1950. Certes, cela n'avait pas empêché le pouvoir d'achat du salaire moyen des ouvriers de doubler pendant la même période, dans un contexte de forte croissance et de pénurie de main-d'oeuvre. Très peu de salariés étaient directement concernés par le Smig et le salaire minimum jouait alors le même rôle "minimaliste" qu'il joue actuellement aux Etats-Unis.

La revalorisation de 20% décidée en 1968 ouvre une phase où le salaire minimum devient l'instrument central de resserrement des inégalités, et où les revalorisations annuelles du 1er juillet acquièrent rapidement une visibilité politique décisive. Chaque année, le pouvoir, pompidolien puis giscardien, se sentira tenu d'accorder une hausse importante de pouvoir d'achat, dans un climat social en pleine ébullition: de telle sorte que le pouvoir d'achat du salaire minimum net progressera ainsi de près de 150% entre 1968 et 1983, dont près de 120% entre 1968 et 1978.

L'alternance de 1981 conduira à la dernière grande revalorisation du Smic de la période et dès 1982-1983 s'ouvre une nouvelle phase. Face à la montée du chômage, les gouvernements successifs jugeront bon de réduire le rythme de progression du coût du travail peu qualifié. De 1983 à 1998, le pouvoir d'achat du Smic a progressé d'à peine 20%, soit plus de 7 fois moins que pendant les quinze années précédentes. De 1983 à 1995, les revalorisations annuelles se limitent généralement au minimum légal et les rares "coups de pouce" ne dépassent jamais les 0,5. Une nouvelle sous-période débute en 1995: Jacques Chirac a compris que les Français en avaient assez de la rigueur et l'idée que "la feuille de paie n'est pas l'ennemie de l'emploi", qui conduit logiquement à la hausse du Smic de 4% au 1er juillet 1995 (soit environ 2% au-delà du minimum légal), joue un rôle symbolique essentiel dans sa lutte contre Balladur. Lionel Jospin ne peut faire moins et décide de revaloriser le Smic de 4% au 1er juillet 1997. Malgré tout, les revalorisations de 1995-1997 restent prudentes, comparées à celles des années 70, et, surtout, ces "coups de pouce" ont été compensés parles baisses de cotisations patronales sur les bas salaires, créées sous Balladur, renforcées par Juppé, et que Jospin s'est bien gardé de remettre en cause.

Cette orientation sera-t-elle confirmée en 1998? Face à l'épineux problème posé par le passage aux 35 heures (pour maintenir inchangé le salaire mensuel des smicards, il faudrait revaloriser le Smic horaire de 10%), une solution pourrait consister à réduire le poids de la CSG payée par les bas salaires, en mettant en place la franchise de la CSG sur les premiers milliers de francs de salaire mensuel que proposait le Parti socialiste avant les législatives de 1997. Cette idée, équivalente à la baisse de cotisations salariales sur les bas salaires proposée par Olivier Blanchard et Jean-Paul Fitoussi dans un rapport au Conseil d'analyse économique, permettrait de faire en sorte que l'indispensable effort de solidarité en faveur des salariés modestes ne soit pas assuré uniquement par leurs employeurs, mais également par l'ensemble des contribuables. Si cette stratégie était appliquée en 1998, elle confirmerait l'entrée dans une nouvelle phase de l'histoire du salaire minimum et de la redistribution en France.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.