Libération, n° 7020
REBONDS, lundi 8 décembre 2003, p. 41

«Economiques»
Ouvrir l’université à la concurrence

PIKETTY Thomas

La modernisation de notre enseignement supérieur représente l'un des principaux chantiers qui attendent la France en ce début de XXIe siècle. Et, de ce point de vue, le blocage de la réforme des universités constitue un effroyable gâchis.

 

La responsabilité du gouvernement est certes écrasante. En prétendant réformer le supérieur à budget stagnant, l'équipe Raffarin-Ferry a commis une lourde faute, non seulement politique (comment a-t-on pu s'imaginer qu'une telle réforme pouvait passer autrement qu'avec des moyens en forte hausse ?), mais aussi économique. Le supérieur souffre à la fois de structures trop rigides et d'une grave sous-dotation budgétaire, et les deux problèmes doivent être traités de concert. La particularité française est en effet que la dépense moyenne par étudiant du supérieur est à peine 10 % plus importante que dans le secondaire (globalement bien doté), alors qu'elle est plus de deux fois plus élevée dans la plupart des pays. La Suède investit deux fois plus de moyens dans ses étudiants que la France, et les Etats-Unis près de trois fois plus, ce dont toute personne ayant déjà visité une université américaine (y compris de milieu et bas de tableau) peut aisément se rendre compte. On ne le répétera jamais assez : s'il est vrai que le système américain repose excessivement sur les droits d'inscription et l'endettement des étudiants pauvres ­ et ne saurait servir de modèle ­, il n'en reste pas moins que l'argent public investi outre-Atlantique dans les universités est à lui seul 50 % plus élevé (par étudiant) qu'en France. En ne tenant pas compte de cette réalité têtue, le gouvernement se trompe de débat.

 

Il serait cependant insuffisant de se contenter de stigmatiser la droite. Le blocage actuel résulte également des positions idéologiques des syndicalistes de l'Unef, qui prétendent parler au nom de l'ensemble de la communauté étudiante, alors même que les manifestations n'ont rassemblé qu'à peine 15 000 personnes dans toute la France, soit moins de 1 % des quelque 2 millions d'étudiants. Cette minorité bruyante est allée jusqu'à s'opposer à l'harmonisation européenne des diplômes (ce qui a immédiatement conduit à un communiqué FCPE-Sgen-Fage de soutien au LMD, preuve que le débat existe à gauche), et, selon toute vraisemblance, elle s'opposerait aussi à toute réforme visant à introduire un minimum d'autonomie et de responsabilisation des universités, y compris en cas de moyens en forte hausse.

 

Non pas que la concurrence soit la solution miracle à tous les problèmes, comme voudraient le faire croire les idéologues de l'autre bord. Dans le primaire et le secondaire, où l'on peut à peu près se mettre d'accord sur le contenu et l'organisation de l'enseignement à dispenser, la rigidité et la centralisation ont du bon, et c'est pourquoi notre système ne fonctionne pas si mal. Il est d'ailleurs frappant de constater qu'une des mesures phares proposées par Tony Blair dans le programme présenté la semaine dernière pour les prochaines élections consiste à instituer au Royaume-Uni un baccalauréat national «à la française».

 

Le cas du supérieur est différent, car il exige une très grande diversité de cursus et de filières, qui ne peut se développer et se renouveler de façon dynamique que si les acteurs sont responsabilisés et incités à proposer des formations innovantes. Peut-on se satisfaire d'une situation où les enseignants n'ont généralement aucune idée de ce que leurs étudiants de Deug ou de licence deviennent, une fois quitté l'université, parce qu'on ne leur donne aucune incitation en ce sens ? De même qu'il serait absurde de prétendre que le supérieur doit former uniquement aux emplois du privé, cela n'a aucun sens de continuer de faire comme si les universités avaient pour unique fonction de préparer aux concours de la fonction publique.

 

Et l'idée selon laquelle la concurrence conduirait inévitablement à la dégradation et à la «marchandisation» du savoir ne résiste pas à l'analyse. Pourquoi n'appliquerait-on pas cette même logique au livre ou au cinéma ? Il faudrait interdire toute concurrence entre auteurs et maisons d'édition et de production, et nationaliser l'ensemble du secteur, ce qui de toute évidence tuerait la créativité. Cela fait longtemps que l'on a compris qu'il était plus judicieux de s'appuyer sur la concurrence tout en subventionnant fortement les biens culturels. De même, le système d'assurance maladie à la française, où les médecins sont mis en concurrence et où l'égalité d'accès est préservée par les remboursements, est meilleur que le système anglais, fondé sur la fonctionnarisation des praticiens. Dans le supérieur, le modèle idéal reste à inventer. Il passe sans doute par des procédures d'évaluation implacables de la qualité du service fourni par les établissements, ainsi que par des mécanismes ingénieux de chèques éducation et de prêts subventionnés. Mais on peut être sûr d'une chose : les premières victimes de l'hyperrigidité de notre système universitaire sont les étudiants défavorisés qui ne parviennent pas à le fuir pour rejoindre les filières élitistes. On ne peut accepter qu'ils soient pris en otages par les partisans du statu quo.

 

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.