Libération
Lundi 7 septembre 1998, page 7

REBONDS
Poupées russes

PIKETTY Thomas

Qui est responsable de la crise russe? Comme toujours en pareil cas, le bouc émissaire est l'"étranger", c'est-à-dire les organisations internationales, à commencer par le FMI. On reproche au FMI d'avoir trop prêté sans contreparties (assainissement de la situation financière, accélération des réformes...). Or, que se passe-t-il à chaque fois que le FMI tente d'imposer de telles conditions à un pays en difficulté? Ces fameuses "conditionnalités", jugées brutales et attentatoires à la souveraineté des Etats, sont violemment dénoncées. Pour que le FMI puisse imposer de véritables contreparties, il faudrait d'abord qu'elles soient formulées et soutenues par les gouvernements occidentaux, généralement trop heureux de ne pas trop s'engager.

En vérité, les causes de la crise russe sont d'abord internes et doivent être recherchées dans l'histoire politique de la transition russe, fort différente de celle de tous les pays de l'Est où la transition vers l'économie de marché a réussi.

En juin 1991, Boris Eltsine est élu président de la république de Russie au suffrage universel, sans que personne ne sache exactement quels seront les pouvoirs de ce président russe au sein de l'URSS. Soudain, tout s'accélère: le putsch raté des communistes orthodoxes en août 1991 conduit à la dissolution de l'URSS et à l'éviction de Gorbatchev en décembre 1991. Les premières réformes économiques sont lancées (libéralisation des prix en janvier 1992), mais les pouvoirs de Eltsine sont toujours aussi mal définis, notamment face à un Parlement dominé par les communistes, élu en mars 1990 du temps de l'URSS, quand les premières candidatures non communistes n'étaient autorisées qu'au compte-gouttes. Le Parlement obtient, dès avril 1992, le départ du réformateur Egor Gaïdar du ministère des Finances et finit par imposer le très soviétique Viktor Tchernomyrdine (ancien ministre de l'Energie de Brejnev...) au poste de Premier ministre en décembre 1992.

L'affrontement ne sera réglé (par la force) qu'en septembre 1993, et ce n'est donc qu'en décembre de cette année qu'auront lieu les premières élections législatives libres, deux ans après le début des vraies-fausses réformes, soit une durée trop courte pour que tous les effets positifs se fassent sentir, mais suffisamment longue pour que la libéralisation des prix (seule véritable réforme mise en place) ait déjà frappé des couches importantes de la population. Les communistes perdent les trois quarts de leurs sièges, mais ils sont rejoints dans le camp des conservateurs par le Parti agraire, qui exploite la légitime méfiance des campagnes russes face aux projets venus de la ville, et surtout par les nationalistes de Jirinovski. Si bien que les réformateurs n'ont toujours pas la majorité. Ils ne l'auront jamais: de 1992 à 1998, la "transition" russe se fera avec un Parlement hostile, qui parviendra à bloquer toutes les réformes importantes (privatisation de l'agriculture, mise en place d'une fiscalité digne de ce nom, etc.).

Le fait fondamental est que la dissolution de l'URSS en décembre 1991 ne s'est pas accompagnée d'une vaste "remise à zéro" des compteurs politiques: nouvelle Constitution, nouvelles élections, nouvelle légitimité démocratique pour un projet politique clair. Si de telles élections avaient eu lieu en 1991, les réformateurs les auraient gagnées et ils auraient disposé d'une législature de cinq ans pour rendre les changements irréversibles, comme cela s'est produit dans les autres pays de l'Est. L'expérience russe montre que la plus importante des réformes était la transition vers la démocratie politique, qui seule aurait permis à un gouvernement russe d'entraîner son pays dans une transition économique viable.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.