Libération, n° 7020
REBONDS, lundi 5 janvier 2004, p. 41

«Economiques»
Les avantages familiaux en suspens

PIKETTY Thomas

La réforme des retraites restera comme la grande affaire de l'année 2003 sur le front politique intérieur... Il s'agit pourtant d'un dossier qui n'est pas près d'être refermé. On savait déjà que la question de l'équilibre global de notre système allait se reposer rapidement (la réforme Fillon ne couvre qu'un tiers du déficit calculé pour 2020, et de fortes hausses de cotisations sont à prévoir). L'affaire des pères fonctionnaires de Charente-Maritime vient de nous rappeler que la question de la modernisation et de l'harmonisation des avantages familiaux accordés aux retraites n'a été qu'effleurée en 2003.

 

Tout a commencé en décembre 2002, quand la Cour de justice européenne a condamné la France et ses retraites pour sexisme envers les hommes. En particulier, il a été jugé injuste que l'on accorde une année de bonification aux mères fonctionnaires, et rien aux pères. Pour les enfants nés avant le 1er janvier 2004, le gouvernement a trouvé une subtile parade permettant de contourner l'obstacle. Les deux parents pourront bénéficier de cette année supplémentaire, à condition qu'ils se soient arrêtés de travailler au moins deux mois lors de la naissance de l'enfant, ce qui est fort opportunément le cas des mères, et presque jamais des pères. Mais, pour les enfants nés après cette date, le gouvernement a choisi un système totalement différent et plus conforme à ses options idéologiques. Désormais, les enfants donneront droit à une bonification égale à la durée effective d'arrêt de travail des parents, jusqu'à concurrence des 3 ans de l'enfant. Ce nouveau mécanisme est parfaitement cohérent avec la décision prise en 2003 d'étendre le bénéfice de l'allocation parentale d'éducation au premier enfant (l'APE avait déjà été étendue au deuxième enfant par Balladur en 1994, preuve que la droite a de la suite dans les idées). Dans les deux cas, il s'agit d'inciter les femmes à se retirer durablement du marché du travail pour s'occuper des enfants (l'APE est touchée à 99 % par les mères). Ces ruptures de carrière professionnelle à répétition ne sont guère de nature à réduire les écarts de salaires hommes-femmes (très élevés en France) ni à favoriser une plus grande égalité dans la répartition des tâches domestiques.

 

En outre, ces décisions concernant les fonctionnaires ne règlent rien à la question de l'harmonisation avec les salariées du privé (qui continuent de bénéficier de deux années par enfant). D'autant plus que le gouvernement a pris soin de ne rien faire quant à la possibilité accordée aux fonctionnaires mères de trois enfants de prendre leur retraite au bout de quinze ans de service. Cette panoplie de dispositifs disparates aboutit à un ensemble incohérent et arbitraire. La tentative victorieuse d'une centaine de fonctionnaires pères de trois enfants de Charente-Maritime (essentiellement des enseignants) d'obtenir leur retraite au bout de quinze ans de service pourrait contribuer à faire évoluer le dossier. Constatant que l'administration faisait la sourde oreille à leur demande, ils ont fait appel au tribunal administratif, qui en octobre 2003 a ordonné au rectorat d'appliquer l'arrêt européen et de donner suite à leur demande. Depuis, les réclamations du même ordre se sont apparemment multipliées. Si elle se confirme, cette évolution pourrait devenir coûteuse pour l'Etat, car le stock de fonctionnaires pères de trois enfants est considérable (les mères de trois enfants ont le grand mérite pour le gouvernement de peu travailler).

 

Tout cela pourrait accélérer la vaste remise à plat qui s'impose. Au passage, il sera sans doute nécessaire de s'interroger sur le coût global de ces avantages familiaux, qui, d'après le Conseil d'orientation des retraites, atteint 14 milliards d'euros, soit plus que le total des allocations familiales versées en France (environ 10 milliards d'euros). Ce qui est d'autant plus frappant que la valeur des avantages familiaux augmente proportionnellement avec le niveau de salaire et la retraite (c'est évident pour la majoration de 10 % des pensions accordée aux parents de trois enfants, mais c'est également le cas des années de bonification et des autres avantages), si bien qu'ils fonctionnent à peu près comme des allocations familiales dont le montant croîtrait avec le revenu des parents ! L'impact de cette forme régressive de politique familiale sur la natalité et le bien-être des enfants est, en outre, loin d'être établi. A-t-on déjà vu un couple choisir d'avoir un enfant, son calcul de retraite à la main ? Ces mesures constituent plutôt une forme de reconnaissance symbolique de la nation aux parents méritants, ce qui place le débat politique sur un terrain particulièrement ingérable (plusieurs observatrices se sont déjà opposées à l'arrêt européen en faisant remarquer que de nombreux pères ne s'occupent guère de leurs enfants... A quand la majoration des pensions en fonction du temps passé à materner ?).

 

Il serait préférable de recycler une partie de ces 14 milliards en augmentations d'allocations familiales ou, mieux encore, en un programme enfin ambitieux de construction de crèches et de prise en charge de la petite enfance (un dixième de cette somme suffirait à résoudre une bonne part du déficit actuel et ferait réellement progresser l'égalité hommes-femmes en France).

 

 

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.