Libération, n° 7422
REBONDS, lundi 4 avril 2005, p. 37

«Economiques»
Vers une fiscalité internationale ?

PIKETTY Thomas

Pour financer les «objectifs du millénaire» visant à diviser par deux la pauvreté dans le monde d'ici à 2015, on estime que l'aide publique au développement doit passer de 50 à 100 milliards de dollars par an. Ce dernier chiffre peut sembler faible (moins de 0,3 % du produit intérieur brut mondial, soit 40 000 milliards de dollars), mais il est en réalité difficile à atteindre compte tenu de la pingrerie des pays riches, qui font face à leurs propres revendications sociales et où la démagogie anti-impôts bat son plein.

D'où les nombreuses réflexions actuelles sur la nécessité de créer de nouvelles ressources pérennes à l'aide d'une véritable fiscalité internationale. Taxe sur les transactions financières, les bénéfices des multinationales, les ventes d'armes, le transport aérien, etc. : la chasse aux idées est maintenant très officiellement lancée, comme le montre la réunion organisée jeudi dernier à Bercy par l'Agence française du développement (AFD) en présence de nombreux acteurs concernés. Une telle solution aurait en outre le mérite de stabiliser les ressources disponibles pour les pays pauvres (l'aide publique est très volatile). Surtout, une part importante des programmes prévus dans les «objectifs du millénaire» correspond à de véritables «biens publics mondiaux» (lutte contre les épidémies, contre la pollution, etc.), et il est logique que leur financement fasse appel à des impôts mondiaux. L'avenir du monde passera-t-il donc par la création d'une fiscalité internationale ? Oui, sans doute, mais à condition de ne pas se tromper de cible.

Tout d'abord, quand bien même la création de telles taxes et les efforts des pays riches permettraient d'atteindre les 100 milliards évoqués, il serait illusoire de s'imaginer que cette nouvelle aide internationale pourrait à elle seule tenir lieu de politique sociale dans les pays pauvres. Dans tous les pays aujourd'hui développés, y compris bien sûr aux Etats-Unis, le processus de modernisation et de développement s'est appuyé sur la construction progressive d'une puissance publique capable de mobiliser efficacement et démocratiquement au moins 30 % ou 40 % du PIB pour financer les dépenses collectives indispensables pour la croissance économique : éducation, santé, infrastructures... Beaucoup de pays sous-développés, notamment en Afrique et en Asie du Sud, souffrent aujourd'hui d'un secteur public désespérément pauvre et inefficace, et le principal enjeu est de les aider à construire leur propre modèle de welfare state. Comme le notait récemment Jean-Marc Sévérino, il n'est ni possible ni souhaitable que les organisations internationales deviennent l'employeur effectif des dizaines de millions d'enseignants, infirmières et médecins nécessaires dans les pays pauvres, car cela minerait le fragile processus de construction de l'Etat dans ces pays. Une des priorités serait plutôt de les aider à développer une fiscalité adaptée et dynamique (les recettes fiscales représentent dans de nombreux pays pauvres à peine plus de 10-15 % du PIB, comme en Europe il y a deux siècles, ce qui permet tout juste de payer les soldats et les policiers), ce dont les organisations internationales se sont peu souciées ces quinze dernières années. Et force est de constater que les pays qui ont emprunté ce chemin (comme la Chine, où l'impôt sur le revenu rapportera plus de 5 % du PIB d'ici à quelques années, plus qu'en France !) l'ont fait sans notre aide.

Il reste que la création de rudiments de fiscalité internationale serait aujourd'hui utile. Mais l'histoire du développement dans les pays riches peut là encore permettre d'éviter les fausses pistes. L'évolution longue de la fiscalité révèle partout les mêmes tendances : on commence par utiliser des bases fiscales simples (droits de douanes et autres taxes indirectes sur les échanges), et ce n'est que progressivement que les Etats développent la capacité administrative et la légitimité politique nécessaires pour lever des taxes plus complexes et plus intrusives, comme l'impôt sur le revenu ou les bénéfices. S'imaginer que l'on va démarrer l'histoire de la fiscalité internationale en créant un impôt mondial sur les bénéfices des entreprises relève de la pure illusion : il faudrait d'abord commencer par harmoniser les bases européennes de l'impôt sur les bénéfices, ce qui est loin d'être acquis. La taxe à 0,01 % sur les transactions de change (qui selon Attac pourrait rapporter 10 milliards de dollars) pose en partie les mêmes problèmes. Il s'agit d'une base fiscale largement manipulable, dont il faudrait en outre exclure toutes les transactions à très court terme rapportant moins de 0,01 % et qu'une telle taxe ferait disparaître immédiatement (soit la majorité des transactions de change d'après Jean-Pierre Landau, qui note que seule l'inclusion de l'ensemble des transactions de valeurs mobilières pourrait rapporter 10 milliards). A vouloir tout régler en même temps, cette fameuse «Tobin Tax» risque surtout de ne jamais voir le jour. Une solution moins sexy mais plus réaliste serait sans doute une taxe sur les échanges internationaux (le commerce mondial représente 10 000 milliards par an, et un taux de 0,1 % rapporterait les mêmes 10 milliards), qui en outre pourrait commencer à s'appliquer avant même l'adhésion de tous les pays.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.