Chaque mardi: Économiques (8 février 2011)

Les quatre clefs de la révolution fiscale

Par Thomas Piketty

En moins de deux semaines, près de 200 000 personnes se sont connectés sur www.revolution-fiscale.fr, et plus de 350 000 simulations de réformes fiscales ont été réalisées. Autrement dit, plus de 350 000 fois, des visiteurs ont modifié les taux et les seuils des impôts en vigueur et ont voulu connaître l'impact de leur réforme sur le déficit budgétaire, les inégalités entre groupes sociaux, etc. Cela démontre l'appétit des citoyens pour un débat fiscal précis et chiffré.

Le problème, c'est que les responsables politiques s'en tiennent souvent à des principes très généraux en matière d'impôts, et ne s'engagent sur à peu près rien - d'où l'absence de réforme de fond après les élections, et l'accumulation invraisemblable de rustines et de niches qui caractérisent notre système fiscal. Par exemple, tous les responsables socialistes font semblant actuellement de s'être mis d'accord sur l'idée de fusionner l'impôt sur le revenu (IR) et la contribution sociale généralisé (CSG). En vérité, personne ne dit précisément pourquoi et comment cette fusion devait se faire : la CSG individuelle et prélevée à la source doit-elle absorber l'IR familial et déclaratif, ou bien est-ce le contraire ? Avec Camille Landais et Emmanuel Saez, nous défendons une solution précise : la CSG absorbe entièrement l'IR, mais avec un barème progressif. C'est selon nous la meilleure façon d'éviter les blocages : l'actuel impôt sur le revenu est tellement mité par les niches fiscales et la complexité qu'il ne peut plus être réformé - il doit donc être purement et simplement supprimé. Chacun est libre d'avoir un avis différent et de proposer une solution alternative - à condition toutefois qu'elle soit précise et chiffrée.

Premier point dur à trancher : la retenue à la source. Les responsables politiques qui prétendraient moderniser notre fiscalité et fusionner l'IR et la CSG sans s'engager fermement pour le prélèvement à la source n'auraient à nos yeux aucune crédibilité. Notre impôt sur le revenu ne rapporte plus aujourd'hui que 2,5% du PIB, soit trois à quatre fois moins que dans tous les autres pays européens (qui pratiquent la retenue à la source depuis des décennies), près de deux fois moins que la CSG et quatre fois moins que la TVA et autres taxes sur la consommation (toutes prélevées à la source). Ne voit-on pas que cet impôt est à l'agonie ? Attendra-t-on qu'il passe au-dessous de 1% du PIB pour se résoudre à l'évidence ? Sans compter que la retenue à la source simplifie considérablement la vie des contribuables et évite les retards de paiement. Dans le système actuel, les salariés au Smic commencent par se faire prélever un mois de salaire au titre de la CSG, puis reçoivent un an plus tard un demi-mois de salaire au titre de la prime pour l'emploi... Est-ce bien raisonnable ?

Second point dur : l'individualisation. Le nouvel impôt fusionné devra être calculé soit au niveau individuel (comme la CSG), soit au niveau du couple (comme l'actuel IR). Il faut choisir - faute de quoi la fusion sera purement factice. Nous soutenons l'individualisation, qui permet de sortir du conflit politique la question des différentes formes de vie privée et familiale. Les responsables socialistes sont partagés. François Hollande semble vouloir maintenir le quotient conjugal (couples mariés ou pacsés imposés sur deux parts). Plus audacieuses, Martine Aubry et Ségolène Royal paraissent préférer l'individualisation, qui favorise en outre l'égalité hommes-femmes. Espérons que les positions se précisent et soient tranchées lors des primaires, de façon à ce que le ou la candidate socialiste ait un projet clair en 2012.

Troisième point dur : la politique familiale. Nous proposons de remplacer le quotient familial par un système de crédit d'impôt égal pour tous les enfants, quel que soit le revenu des parents. A budget inchangé de la politique familiale, 95% des familles bénéficieront de cette réforme, qui permet de facto de créer des allocations familiales dès le premier enfant. Les 5% des familles les plus aisées y perdront légèrement dans l'immédiat - mais au moins cessera-t-on de vouloir plafonner les allocations familiales dont elles bénéficient. Là encore, certains préfèreront le statu quo. Dans tous les cas, cela devra être clarifié.

Quatrième point dur : le barème d'imposition. Les impôts peuvent faire gagner la gauche en 2012. Pour une majorité de Français, le pouvoir sarkozyste se caractérise par l'injustice fiscale et les cadeaux aux plus riches. Mais si la droite parvient à faire croire que l'opposition veut matraquer les classes moyennes, alors les impôts peuvent faire perdre la gauche. Une seule solution : une complète transparence sur le barème. Nous proposons une réforme à recettes constantes réduisant les impôts jusqu'à 7 000 euros de revenu brut mensuel individuel, et les augmentant - modérément - au-delà de 8 000 euros. Nous ne prétendons nullement que ce barème soit parfait : ce n'est qu'un point de départ permettant de lancer le débat sur une base précise. Mais nous avons une conviction : si la gauche n'adopte pas dans les mois qui viennent des propositions chiffrées, alors elle court un grand risque de gâcher sa victoire annoncée.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris. Il vient de publier " Pour une révolution fiscale ", Le Seuil/République des idées (avec Camille Landais et Emmanuel Saez).