Chaque mardi: Économiques (12 octobre 2010)

ISF : éléments pour un débat serein

Par Thomas Piketty

L'impôt sur la fortune (ISF) suscite régulièrement des poussées de fièvre aussi idéologiques qu'irrationnelles. Dernière en date : 100 députés UMP proposent en pleine crise des finances publiques de le supprimer, et de se priver ainsi de plus de 3 milliards d'euros de recettes fiscales. Faire un chèque de 3 milliards aux 2% des Français plus riches, alors même que tout le monde se demande comment l'Etat va rembourser ses dettes, il fallait vraiment y penser... C'est dommage que le débat se limite à de telles caricatures. L'imposition directe du patrimoine est un élément important d'un système fiscal juste et efficace, et joue un rôle significatif dans tous les pays développés - souvent sous la forme d'un impôt foncier nettement plus lourd qu'en France. L'ISF à la française tente de traiter de la même façon toutes les formes de patrimoines, ce qui est plus efficace, et de leur appliquer un barème progressif, ce qui est plus juste. Un tel impôt ne doit évidemment pas être supprimé. Par contre, il pourrait être réformé et amélioré, à condition qu'un débat serein s'engage enfin. Tentons d'y contribuer.

Selon l'Insee et la Banque de France, les ménages français possèdent actuellement environ 9200 milliards d'euros de patrimoine immobilier et financier (net de dettes). La fortune des français a légèrement baissé depuis 2008, où elle atteignait 9500 milliards. Mais elle représente toujours près de 6 années de revenu national, contre moins de 4 dans les années 1980, et moins de 3 dans les années 1950. Jamais depuis la Belle Epoque (1900-1910) les patrimoines ne se sont aussi bien portés. En comparaison, les salaires, les revenus et la production croissent à un rythme très faible depuis 30 ans, et il est probable que cela se poursuive. Dans un tel contexte, il n'est pas absurde de mettre davantage à contribution les patrimoines, afin de réduire la charge fiscale pesant sur le travail. Et non pas le contraire, comme le proposent aujourd'hui les députés UMP !

Sur ces quelques 9000 milliards de patrimoine détenus pas les ménages, environ 900 milliards sont actuellement déclarés chaque année au titre de l'impôt sur la fortune (ISF). En principe, tous les ménages possédant un patrimoine imposable supérieur à 790 000 euros, soit un peu plus de 500 000 ménages actuellement (environ 2% de la population), sont censés déclarer tous leurs actifs immobiliers et financiers (nets de leurs dettes). En pratique, de multiples règles dérogatoires font que les patrimoines imposables déclarés à l'ISF sont nettement inférieurs aux patrimoines économiques réels : abattement de 30% sur la résidence principale, multiples niches fiscales, et surtout exonération des biens dits " professionnels ", particulièrement importante pour les fortunes les plus élevées - que leur détenteur exerce une activité professionnelle ou non. Pour prendre un exemple désormais célèbre, Liliane possède d'après les magazines (et d'après ses propres déclarations) un patrimoine réel d'environ 15 milliards d'euros, mais n'en déclare apparemment que 1 ou 2 milliards au titre de l'ISF, en toute légalité semble-t-il. En croisant différentes sources, on peut estimer que le patrimoine réel des personnes imposables à l'ISF est de l'ordre de 2500 milliards d'euros, soit environ 30% du patrimoine total des Français.

Quoi qu'il en soit, le fait important est que les recettes totales de l'ISF dépassent tout juste les 3 milliards d'euros, soit à peine plus de 0,3% des 900 milliards de patrimoine imposable. Prétendre qu'un tel prélèvement tue l'esprit d'entreprise et menace l'équilibre économique du pays n'est tout simplement pas sérieux. De même qu'il n'est pas sérieux d'évoquer des délocalisations massives : il suffit d'examiner les statistiques rassemblées par Gabriel Zucman pour constater que les patrimoines déclarés à l'ISF ont progressé tout au long des années 1990-2000 à un rythme extrêmement élevé, et peu compatible avec l'hypothèse d'une hémorragie de la base fiscale. De même qu'il n'est pas sérieux de prétendre que l'ISF est devenu un impôt sur les pauvres cadres parisiens qui ont le malheur de posséder leur appartement : les patrimoines imposables inférieurs à 1,3 millions d'euros acquittent actuellement à peine 10% des recettes totales de l'ISF, contre plus de près de 50% pour les patrimoines de supérieurs à 7,5 millions.

Il reste que l'ISF souffre d'un défaut majeur. Ses multiples règles dérogatoires permettent aux personnes les plus fortunées de payer beaucoup moins que ce qu'ils ne le devraient, et souvent de déclarer des patrimoines sans rapport avec les patrimoines réels (c'est le syndrome Liliane, qui est en fait beaucoup plus général). Une bonne stratégie de réforme serait de supprimer ces niches et d'étendre ainsi l'assiette de l'ISF. Cela permettrait de contribuer à réduire le déficit, et - si et quand l'état des finances publiques le permet - de réduire les taux pesant sur les patrimoines les moins élevés.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.