Chaque mardi: Économiques (8 septembre 2009)

L'affaire Bettencourt

Par Thomas Piketty

Pendant longtemps, Liliane Bettencourt a simplement été la première fortune de France. Avec le procès que lui intente sa fille, elle représente plus que cela. De façon certes un peu extrême, cette affaire illustre en effet à la perfection certains des problèmes les plus épineux que vont poser les patrimoines et leur transmission au 21ème siècle.

Récapitulons. Liliane, 87 ans, héritière du groupe L'Oréal, a consenti un certain nombre de donations à un ami photographe de 61 ans, pour un montant total estimé à un milliard d'euros, soit moins de 10% de sa fortune totale (15 milliards d'euros). Sa fille unique Françoise, 58 ans, lui reproche de s'être laissée abuser, et porte plainte pour " abus de faiblesse ". Liliane, elle, considère qu'elle a toute sa tête, et supporte mal les expertises médicales que sa fille tente de lui imposer par voie de justice. Ajoutons que toutes deux sont membres du conseil d'administration de L'Oréal, fleuron du CAC 40.

Il n'est évidemment pas question de se prononcer ici sur la santé mentale des différents protagonistes. Il est tout de même permis de remarquer que ceci ressemble fort à une guerre à l'intérieur du 3ème âge, une histoire de vieux en quelque sorte. De fait, les patrimoines ne cessent de vieillir en France, conséquence évidemment de l'allongement de l'espérance de vie, mais aussi du fait que les rendements du capital ont au cours des trente dernières années nettement dépassé les taux de croissance de la production et des revenus dont bénéficient les actifs. Plus grave encore, cette évolution est exacerbée par la pression fiscale croissante pesant sur les revenus du travail, limitant d'autant les capacités d'épargne de ceux qui ne peuvent compter que sur leur travail pour accumuler quelque chose. Dans le même temps, les patrimoines ont bénéficié d'allègements fiscaux à répétition, aussi bien au niveau des transmissions (donations, successions) qu'à celui des flux de revenus de patrimoines (dividendes, intérêts, loyers, plus-values).

De ce point de vue, la forte baisse des droits de successions votée en 2007, en totale contradiction avec les slogans sur la revalorisation du travail, constitue une décision particulièrement néfaste. D'autant plus qu'en se privant de ce bâton, le gouvernement a diminué dans la plupart des cas l'importance des carottes fiscales promises aux donations anticipées. Selon toute vraisemblance, les mesures de 2007 auront pour principal effet d'accélérer le processus de vieillissement de la fortune actuellement à l'oeuvre.

L'affaire Bettencourt pose également la question de la liberté de tester, c'est-à-dire la liberté de léguer son patrimoine à tel ou telle. Dans la cadre du code civil napoléonien, l'héritage est soigneusement encadré en France. Quelles que soient leurs relations avec les parents, quel que soit le montant de la fortune, les enfants ont droit à la " réserve héréditaire ". Les parents ne peuvent disposer librement que de ce qu'il est convenu d'appeler la " quotité disponible ", égale à 50% du patrimoine en présence d'un enfant, 33% avec deux enfants, et 25% avec trois enfants ou plus. Autrement dit, une personne ayant accumulé une fortune de 10 milliards d'euros (ou en ayant elle-même hérité) n'a d'autre choix que d'en réserver au moins 5 milliards à son enfant unique, ou 7,5 milliards à ses trois enfants (en parts égales). En l'occurrence, Liliane Bettancourt a respecté cette règle. Mais, sans même évoquer sa santé mentale, sa fille pourrait légalement l'empêcher de procéder comme Bill Gates, qui a donné l'essentiel de sa fortune à des fondations.

En outre, l'impôt successoral français frappe à des taux beaucoup plus élevés les patrimoines transmis dans le cadre de la quotité disponible : l'objectif est de favoriser les transmissions aux enfants, là encore quel que soit le montant. Faut-il supprimer tout cela et passer à un système de liberté testamentaire totale, à l'anglo-saxonne ? L'option est tentante, d'autant plus que ce système conduit dans la pratique à un partage égalitaire entre enfants dans l'immense majorité des cas, tout en laissant aux plus grosses fortunes la possibilité de faire du mécénat, dont on déplore souvent l'insuffisance en France. En même temps, les arguments du code civil en faveur de la protection des enfants déshérités et des parents abusés vont objectivement se renforcer avec le développement du 4ème âge, et les procès de type Bettencourt risquent de se multiplier. A tout le moins, le mécanisme de la réserve héréditaire mériterait être plafonné. Au-delà d'un certain niveau de patrimoine, on voit mal pourquoi la loi devrait contraindre les parents à transformer leurs enfants en rentiers.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.