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Le capital à Hong Kong: entre ploutocratie et communisme

Thomas Piketty est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris

Libération, mardi 4 novembre 2014

D’après les dictionnaires, la ploutocratie (du grec ploutos : richesse ; kratos : pouvoir) consiste en un système de gouvernement où l'argent constitue la base principale du pouvoir.

Pour analyser le système que le parti communiste chinois tente actuellement de mettre en place à Hong Kong, on est tenté d’inventer un nouveau mot : le ploutocommunisme. On autorise formellement des élections libres, mais uniquement entre deux ou trois candidats, et qui doivent au préalable être majoritairement approuvés par un comité de nomination constitué par Pékin et trusté par les milieux d’affaires hong-kongais et autres oligarques prochinois.  

Il s’agit de facto d’un étonnant mélange entre la logique communiste du parti unique (en Allemagne de l’Est, il existait aussi des élections, mais uniquement entre candidats ayant fait allégeance au pouvoir en place) et des traditions aristocratiques et censitaires européennes (jusqu’en 1997, le gouverneur de Hong Kong était nommé par la Reine d’Angleterre, et la démocratie était indirecte et se fondait sur des comités dominés par les élites économiques).  Au Royaume-Uni comme en France, entre 1815 et 1848, seuls quelques pourcents de la population avaient le droit de vote : ceux qui payaient suffisamment d’impôts (c’est un peu comme si seuls les contribuables ISF pouvaient voter aujourd’hui). Sans aller jusque là, la Chine semble être tentée par une voie comparable, avec en prime un parti unique tout-puissant pour guider l’ensemble.

Comment peut-on justifier un tel système, et a-t-il un avenir ? C’est peu dire que les communistes chinois ne sont pas très convaincus par le modèle de démocratie électorale et de multipartisme à l’occidentale, fondé sur la concurrence à tous les étages : entre partis, entre candidats, et plus important peut-être encore entre territoires. Pour Pékin, l’essentiel est l’unité politique du vaste territoire chinois : c’est la condition d’un développement économique et social harmonieux, mené par le parti communiste chinois (PCC), garant de l’intérêt général et du long terme.

De fait, par comparaison aux autres pays émergents, et notamment à l’Inde, les succès de la Chine s’expliquent en partie par la centralisation politique et la capacité de la puissance publique à financer les infrastructures collectives, les entreprises mixtes, et les investissements éducatifs et sanitaires, indispensables pour le développement. Malgré les privatisations, le capital public représente encore aujourd’hui entre 30% et 40% du capital national chinois, contre un quart environ dans l’Europe des Trente Glorieuses. Cette part du capital public est aujourd’hui quasi nulle dans la plupart des pays riches (les actifs publics sont à peine plus élevés que les dettes), voire négative dans certains cas (quand les dettes publiques l’emportent, comme en Italie), alors même que le capital privé – exprimé en années de PIB - a retrouvé ses sommets de l’avant-Première guerre mondiale.

Vu de Pékin, le modèle chinois semble mieux à même de réguler le capitalisme et d’éviter la paupérisation de la puissance publique. Ce sentiment est conforté par les blocages de la politique américaine actuelle, et par l’impression que l’Union européenne traverse un marasme insurmontable, avec un territoire morcelé entre 28 Etats nations de petite taille, en concurrence forcenée les uns avec les autres, englués dans des dettes publiques et des institutions communes totalement dysfonctionnelles, incapables de moderniser leur modèle social et de se projeter dans l’avenir.

Au sein même du PCC, on sent cependant que le modèle chinois actuel, fondé sur la fermeture politique et la lutte anti-corruption pour limiter les inégalités, ne pourra tenir éternellement. L’influence croissante des fortunes privées au sein de l’Assemblée nationale populaire de Chine est objectivement assez inquiétante. A Pékin, on craint par dessus tout une évolution à la russe, avec des fuites de capitaux de plus en plus importantes et un pays pillé de l’extérieur par des oligarques confortablement installés à l’étranger. On discute de plus en plus de l’introduction d’impôts progressifs sur les successions et les propriétés. De fait, le gouvernement chinois aurait dans l’absolu l’assise suffisante pour mettre en place les systèmes de transmission automatique d'informations bancaires, les registres de titres financiers, et les contrôles de capitaux nécessaires pour mener une telle politique.

Le problème, évidemment, est qu'une bonne partie des élites politiques chinoises n'a pas grand-chose à gagner de la transparence sur les fortunes, de la fiscalité progressive et de l'état de droit. Et la partie qui est prête à renoncer à ses privilèges pour se consacrer au bien public semble considérer que l'unité du pays serait irrémédiablement menacée par la montée de la démocratie politique, qui doit pourtant aller de pair avec l'avènement de la démocratie économique et de la transparence fiscale et financière. Une seule chose de sure: de ces contradictions sortira une voie unique, décisive pour la Chine comme pour le reste du monde. Au sein de ce cheminement, les luttes actuellement en cours à Hong Kong constituent une étape décisive.