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Pour un impôt européen sur la fortune

Libération, mardi 26 mars 2013

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ehess et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.

La crise chypriote illustre certaines des contradictions les plus épineuses auxquelles se trouve confrontée la mondialisation financière. De quoi s'agit-il ? Chypre est une île de un million d'habitants, qui a rejoint l'Union européenne en 2004, puis la zone euro en 2008. Son secteur bancaire est hypertrophié, avec des bilans dépassant huit fois le PIB annuel, et des dépôts atteignant quatre fois le PIB. Il s'agit à la fois des dépôts des chypriotes et de dépôts étrangers, notamment russes, attirés par la faible fiscalité et le côté peu regardant des autorités locales.

On nous dit que ces dépôts russes incluent d'énormes sommes individuelles et l'on imagine donc des oligarques dont les avoirs se chiffrent en dizaines de millions d'euros. C'est sans doute vrai mais aucune statistique, même approximative, n'a été publiée par les autorités européennes ou par le FMI. Ces institutions elles-mêmes n'en savent sans doute pas grand chose et elles ne se sont jamais donnés les moyens de faire des progrès sur cette question pourtant centrale. Une telle opacité ne facilite pas un règlement pacifique et rationnel du conflit.

Le problème du jour, en effet, est que les banques chypriotes n'ont plus cet argent: il a été investi dans des titres grecs aujourd'hui dévalués et des investissements immobiliers en partie illusoires. Fort naturellement, les autorités européennes hésitent à renflouer les banques sans contrepartie, surtout s'il s'agit in fine de renflouer des millionnaires russes.

Après des mois de réflexions, les membres de la désormais célèbre "troïka" (Commission européenne, BCE, FMI) ont eu l'idée désastreuse de taxer tous les dépôts bancaires quasiment au même taux: 6,75% jusqu'à 100 000 euros, et 9,9% au-delà. La légère progressivité ne doit pas faire illusion: pour tout un chacun, il s'agit bien de frapper de la même façon les livrets A et les oligarques.  

Face aux oppositions, on parle maintenant d'exempter les dépôts inférieurs à 100 000 euros, et de taxer plus fortement les dépôts plus élevés. Mais cela reste très flou (on s'oriente apparemment vers une approche banque par banque), et surtout le mal est fait: les petits déposants européens ne savent plus s'ils peuvent faire confiance aux autorités qui les gouvernent.

La version officielle est que cette quasi "flat tax" a été adoptée à la demande du président chypriote, qui aurait voulu taxer lourdement les petits déposants pour éviter de faire fuir les plus gros. Sans doute est-ce en partie le cas (on ne le saura jamais: toutes les négociations ont eu lieu à huis clos). La crise chypriote illustre le drame des petits pays dans la mondialisation, qui pour sauver leur peau et trouver leur niche, sont parfois prêts à se livrer à la concurrence fiscale la plus féroce pour attirer les capitaux les moins recommandables.

Mais l'excuse ne tient qu'à moitié: la "flat tax" a été adoptée à l'unanimité par l'eurogroupe. Il serait temps que les gouvernements européens apprennent à assumer publiquement leurs responsabilités. Cette crise démontre la nécessité d'instituer un véritable parlement budgétaire de la zone euro, afin que ces questions puissent enfin être débattues et tranchées démocratiquement, au grand jour.

Cette crise illustre aussi et surtout l’incapacité des grands pays à mettre en place les outils permettant de réguler efficacement les crises financières, et de répartir les efforts et les pertes de façon juste et acceptable par tous. Le problème de la ponction sur le patrimoine des chypriotes est l'étroitesse de son assiette (il suffit apparemment pour y échapper de transférer ses dépôts sur des comptes titres ou d'autres actifs non taxés) et son manque criant de progressivité, unique dans l'histoire.

A titre de comparaison, le taux de l'impôt sur la fortune est en 2013 de 0% jusqu'à 1,3 million d'euros, 0,7% jusqu'à 2,6 millions, et monte à 1,5% au-delà de 10 millions. On trouve aussi nombre d'exemples historiques de ponction temporaire et progressive sur le capital. L'impôt de solidarité nationale institué en 1945 comprend un double prélèvement exceptionnel, sur la valeur présente des patrimoines (à des taux allant de 0% à 20% pour les fortunes les plus élevées), et sur les enrichissements survenus entre 1940 et 1945 (à des taux allant jusqu’à 100% pour les enrichissements les plus importants).

Pour prélever ce type d'impôt, il faut bien sûr des déclarations individuelles de patrimoine rassemblant les actifs détenus dans les différentes banques. Les moyens modernes facilitent cette tâche: avec des transmissions automatisées d'informations entre pays, on pourrait même avoir des déclarations pré-remplies. Or c'est précisément cette perspective d'un impôt international sur la fortune que rejette la troïka, et en particulier le FMI, par conservatisme et idéologie. D'où l'idée de "flat tax", qui peut être prélevée au niveau de chaque banque, mais qui est profondément injuste et inefficace. Au moins la crise chypriote a-t-elle le mérite de poser clairement ce débat.