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Pour une Europe ouverte

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris

Libération, mardi 7 septembre 2015


Aussi tardif soit-il, l’élan de solidarité en faveur des réfugiés observé ces dernières semaines a au moins le mérite de rappeler aux Européens et au monde une réalité essentielle. Notre continent peut et doit devenir une grande terre d’immigration au 21e siècle. Tout y concourt : son vieillissement autodestructeur l’impose, son modèle social le permet, et l’explosion démographique de l’Afrique doublée du réchauffement climatique l’exigeront de plus en plus. Tout cela est bien connu.

Mais ce qui l’est peut-être un peu moins, c’est que l’Europe d’avant la crise financière était en passe de devenir la région la plus ouverte du monde en termes de flux migratoires. C’est la crise, déclenchée en 2007-2008 aux Etats-Unis, mais dont l’Europe n’est toujours pas parvenue à sortir du fait de ses mauvaises politiques, qui a conduit à la montée du chômage et de la xénophobie, et à une fermeture brutale de ses frontières. Tout cela alors que le contexte international (printemps arabe, afflux des réfugiés) aurait au contraire justifié une ouverture accrue.

Revenons en arrière. L’Union européenne compte en 2015 près de 510 millions d’habitants, contre environ 485 millions en 1995 (à frontières constantes). Cette progression de 25 millions d’habitants en 20 ans n’a rien d’exceptionnel en soi (à peine 0,2% de croissance annuelle, contre 1,2% par an pour la population mondiale prise dans son ensemble sur la même période). Mais le point important est que cette croissance s’explique pour près de trois quarts par l’apport migratoire (plus de 15 millions).

Entre 2000 et 2010, l’Union européenne a ainsi accueilli un flux migratoire (net des sorties) d’environ un million de personnes par an, soit un niveau équivalent à celui constaté aux Etats-Unis, avec en outre une plus grande diversité culturelle et géographique (l’islam demeure marginal outre-Atlantique). A cette époque peu éloignée où notre continent savait se montrer (relativement) accueillant, le chômage baissait en Europe, tout du moins jusqu’en 2007-2008.

Le paradoxe est que les Etats-Unis, grâce à leur pragmatisme et leur souplesse budgétaire et monétaire, se sont très vite remis de la crise qu’ils avaient eux-mêmes déclenchée. Ils ont rapidement repris leur trajectoire de croissance (leur PIB de 2015 est 10% plus élevé que celui de 2007), et l’apport migratoire s’est maintenu aux alentours de un million de personnes par an. Mais l’Europe, engluée dans des divisions et des postures stériles, n’a toujours pas retrouvé son niveau d’activité économique d’avant la crise, avec pour conséquence la montée du chômage et la fermeture des frontières. L’apport migratoire a chuté brutalement de un million de personnes par an entre 2000 et 2010 à moins de 400 000 entre 2010 et 2015.

Que faire aujourd’hui ? Le drame des réfugiées pourrait être l’occasion pour les Européens de sortir de leurs petites disputes et de leur nombrilisme. En s’ouvrant au monde, en relançant l’économie et l’investissement (logements, écoles, infrastructures), en repoussant les risques déflationnistes, l’Union européenne pourrait parfaitement revenir aux niveaux migratoires observés avant la crise. L’ouverture manifestée par l’Allemagne est de ce point de vue une excellente nouvelle pour tous ceux qui s’inquiétaient d’une Europe moisie et vieillissante.

On peut certes faire valoir que l’Allemagne n’a guère le choix, compte tenu de sa très faible natalité. D’après les dernières projections démographiques de l’ONU, qui tablent pourtant sur un flux migratoire deux fois plus élevé en Allemagne qu’en France dans les décennies à venir, la population allemande passerait de 81 millions aujourd’hui à 63 millions d’ici à la fin du siècle, alors que la France passerait dans le même temps de 64 à 76 millions.

On peut aussi rappeler que le niveau d’activité économique observé en Allemagne est en partie la conséquence d’un gigantesque excédent commercial, qui par définition ne pourrait se généraliser à l’ensemble de l’Europe (car il n’y aurait personne sur la planète pour absorber de telles exportations). Mais ce niveau d’activité s’explique également par l’efficacité du modèle industriel allemand, qui repose notamment sur une très forte implication des salariés et de leurs représentants (la moitié des sièges dans les conseils d’administration), et dont on ferait bien de s’inspirer.

Surtout, l’attitude ouverte sur le monde manifestée par l’Allemagne envoie un message fort aux ex-pays d’Europe de l’est aujourd’hui membres de l’Union européenne, qui ne veulent ni d’enfants ni de migrants, et dont la population combinée devrait selon l’ONU passer de 95 millions actuellement à guère plus de 55 millions d’ici à la fin du siècle. La France doit aujourd’hui se réjouir de cette attitude allemande et saisir cette opportunité pour faire triompher en Europe une vision ouverte et positive vis-à-vis des réfugiés, des migrants et du monde.